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eu l’âme basse et cupide? ou seulement de n’avoir eu dans la vie que son amour-propre pour loi, son intérêt pour guide, et sa fortune pour but? De sorte que c’est précisément ce qu’il nous serait instructif de savoir que les auteurs de Mémoires nous cachent; ils ne nous parlent que de ce qui, les relevant eux-mêmes à leurs yeux, peut, à ce qu’ils croient du moins, les relever également aux nôtres, jamais de ce qui les rabaisserait; et les rares aveux qu’ils ont laissé parfois échapper, c’est en dépit d’eux, sans le savoir eux-mêmes, et parce que, quelque apprêt que l’on mette à écrire son Journal, la nature, plus forte, finit par l’emporter sur le calcul et sur l’art.

C’est toujours le cas de Rousseau. Si Rousseau ne s’était pas senti coupable de beaucoup de choses qu’on lui reprochait, il n’aurait sans doute pas écrit ses Confessions, qui n’ont pour objet que de le disculper, en transportant la cause de ses fautes aux autres. Mécontent de lui-même, cela lui déplaisait qu’on le vît tel qu’il était. En écrivant ses Confessions, il voulait nous donner le change, et, au fait, le calcul n’a pas été mauvais, puisqu’on dispute encore de ce qu’il fut. Mais alors, qui trompe-t-on ici quand on parle de sincérité? Car, à vrai dire, s’il s’est confessé, c’est pour arranger la vérité selon ses convenances, en bon français pour la défigurer. Il a craint qu’on ne la découvrît, s’il ne laissait après lui parler pour lui que ses œuvres et ses actes, et, entre eux et elle, il a interposé, si je puis ainsi dire, le mensonge de ses Confessions. Ce n’est pas un aveu qu’il a fait, c’est une précaution qu’il a prise contre la postérité. Ses Mémoires ne sont pas ceux de l’homme qu’il fut effectivement, ni même de l’homme qu’il eût voulu être, c’est tout simplement le roman de ce qu’il a voulu qu’on le crût.

Et j’ose bien ajouter que, si l’histoire est si difficile à débrouiller, c’est qu’il en est de la plupart des Mémoires comme des Confessions de Rousseau. Ce n’est pas le lieu de parler des erreurs de perspective coutumières aux contemporains sur les faits dont ils sont dupes, en général, autant que témoins ou qu’acteurs. Mais, en général aussi, pour écrire leurs Mémoires, ils ont leurs raisons, dont la principale n’est que bien rarement de nous aider à la connaissance de la vérité. Ils se défient du jugement de l’histoire, et ils sont bien aises, comme Sully, comme Richelieu, comme Retz, comme Frédéric, de préparer à loisir l’opinion de la postérité. Ils aiment surtout à imputer aux calculs de leur génie des succès qui souvent n’ont été pour eux que l’effet du hasard. A moins encore, comme Saint-Simon, qu’ils n’aient une longue humiliation à venger, des rancunes à satisfaire, un flot de bile à décharger. Mais ni dans l’un ni dans l’autre cas, leur sincérité n’est entière. Eux aussi, ce qu’ils s’efforcent le plus de nous dissimuler, c’est ce que nous aurions le plus d’intérêt à connaître : non pas leurs actes, qui sont au grand