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jour, ni les causes publiques de leurs résolutions, qu’on retrouve dans les archives, mais les causes cachées, mais les mobiles secrets, mais les motifs intérieurs. Si bien, en vérité, qu’à de certains égards, prendre la plume pour écrire ses Mémoires, cela équivaut, dans la plupart des cas, à une déclaration, si je puis ainsi dire, d’insincérité. C’est un acteur qui compose prudemment son personnage, c’est un plaideur qui prend la parole dans son propre procès, c’est un prévenu qui ne donne pas les choses qu’il dit pour vraies, mais pour utiles à sa cause. Et c’est ainsi que, au défaut d’impertinence ou d’insignifiance, la littérature personnelle joint souvent encore celui de manquer de sincérité. Elle n’a de justification ou d’excuse que sa valeur documentaire; et neuf fois sur dix, ou davantage, le document est falsifié.


III.

C’est précisément ici que la question devient intéressante. Car, voilà tous les défauts de la littérature personnelle; et cependant elle a sa raison d’être ; et si l’on prétendait la condamner en des termes trop absolus, la moitié des chefs-d’œuvre de la littérature contemporaine y périrait. Il est vrai : ni Corneille, ni Racine, ni Molière, ni La Fontaine, ne nous ont parlé d’eux-mêmes dans leurs vers; et non seulement leur personne n’y paraît point, mais il n’est pas toujours facile de dire ce qu’ils pensent eux-mêmes de leurs personnages: si Molière se moque d’Alceste ou s’il l’approuve, si Racine est du côté de Bérénice ou de celui de Titus. Peut-être La Fontaine est-il en général du côté du succès, avec le renard, avec le loup, avec le lion. Les autres, leur habitude est d’être au-dessus de leurs créations, et s’ils affectaient quelque chose, ou pourrait dire que c’est de n’avoir eux-mêmes rien de commun avec leur héros. Est-ce là peut-être une obligation du drame; et le genre est-il de ceux où, pour y réussir, il faut commencer par s’oublier soi même, et comme s’aliéner de sa propre personnalité? Je le crois ; mais avant tout et surtout c’est leur manière d’être, telle qu’elle est et telle aussi qu’elle leur est imposée par leur temps. Au XVIIe siècle, on écrit parce que l’on a quelque chose à dire qui intéresse, ou qui doit intéresser tout le monde, mais non pas pour intéresser tout le monde à ses affaires, et bien moins encore à soi-même. La littéraire est impersonnelle, et ce qui est personnel n’est pas encore devenu littéraire. Un homme est peu de chose, et on ne s’intéresse en lui qu’à ce qu’il a de commun avec les autres hommes. La définition même des classes ou des catégories sociales, du grand seigneur ou du magistrat, de l’homme de guerre ou de l’homme de lettres, du bourgeois ou du paysan, est presque indifférente; il n’est