Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 85.djvu/449

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

question que de types ou de caractères : le héros l’amante, le jaloux, l’hypocrite, l’avare, la prude, le misanthrope. C’est ce qui donne à la tragédie de Racine ou à la comédie de Molière, à la fable de La Fontaine ou aux portraits de La Bruyère, aux Pensées de Pascal ou aux Sermons de Bossuet, leur caractère d’éternité. Ajoutons que, jusque vers le milieu du XVIIIe siècle, l’auteur de l’Esprit des lois et celui de l’Essai sur les mœurs appartiennent encore à cette école : ils n’écrivent pas d’eux, ni pour eux, mais pour le public, constamment attentifs à ne pas choquer ses habitudes, respectueux de l’opinion moyenne, qu’ils ne contredisent jamais qu’avec mesure ; et profondément convaincus enfin de l’existence d’une vérité générale, impersonnelle et universelle, dont ils ne sont eux que les interprètes.

Mais tout d’un coup la scène change, et l’éloquence d’un seul homme opère brusquement une révolution. Déjà les romanciers, Le Sage lui-même, Marivaux, Prévost, Crébillon, comme s’ils sentaient que l’on connaissait de l’homme universel à peu près tout ce qu’on en pouvait connaître, s’étaient attachés, dans Gil Blas, dans Manon Lescaut, dans Marianne, à noter l’accident et la particularité, ce qui distingue un homme d’un autre homme, le trait individuel et caractéristique, ce que c’est ou ce que devient, selon l’expression de l’un d’eux, la femme dans une petite lingère et l’homme dans un cocher de fiacre. Chose curieuse, d’ailleurs! et qui vaut la peine, en passant, d’être notée : tous ces romans étaient autant de récits personnels, de Mémoires ou de Confessions. On ne sait ce qui leur avait manqué pour faire école. Mais où ils avaient échoué, l’auteur de la Nouvelle Héloïse, de l’Émile et des Confessions allait réussir, et, en réussissant, accomplir l’une des plus grandes révolutions littéraires qu’il y ait dans l’histoire.

Si je voulais définir d’un mot Jean-Jacques Rousseau presque tout entier, je dirais qu’il me représente à lui tout seul l’invasion du plébéien dans la littérature. C’est comme tel qu’il part en guerre contre une société dont il n’est point, dont il ne veut pas être, dans laquelle il ne réclame point sa place, qu’on s’empresserait de lui faire, mais dont le principe aristocratique répugne à ses instincts de Genevois démocrate autant qu’à son humeur paradoxale et farouche. Comme tel, ignorant l’art des convenances mondaines, méprisant la politesse discrète et raffinée des salons et des cours, d’ailleurs incapable de se contenir, et confondant volontiers la franchise avec la grossièreté, il n’a point peur de hausser la voix, d’être ridicule en étant éloquent, de déclamer au besoin, de faire passer dans sa prose la mimique entraînante du geste populaire. Comme tel encore, il ne se croit tenu d’aucune tradition ; pas plus que les usages, les modèles ne sont faits pour lui, n’ayant pas eu de « maîtres, « il ne veut point de « règles; » et