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manquer de sincérité. Pour se procurer des sensations qui ne soient pas celles de tout le monde, l’un préfère l’alcool et l’autre la morphine, mais on vit autrement que tout le monde, et quoique, au lieu d’un poète macabre ou d’un romancier fantastique, on fût peut-être né pour faire le meilleur des fils, le meilleur des époux et le meilleur des pères. Sous prétexte d’originalité, on se fait ainsi à soi-même une existence, et insensiblement une nature artificielle, et on en arrive à être tellement soi-même que vos lecteurs vous prennent pour un autre que vous. Je ne vois pas bien ce que pourrait gagner la littérature à ce métier bizarre qui n’en est pas moins, et très malheureusement, pour beaucoup de bons jeunes gens parmi nous, l’art lui-même, — comme ils l’appellent.

Ils ignorent sans doute, comme on l’enseignait autrefois, et avec raison, que le naturel et la sincérité, ce sont les dernières qualités qu’un consciencieux écrivain acquière. Étouffée sous l’autorité naturelle de la coutume et de l’exemple, de l’éducation ou de l’opinion, notre personnalité ne s’en dégage que lentement et laborieusement, quand encore elle y réussit. Nous commençons donc par imiter les modèles ou nos maîtres; et nous ne pouvons mieux faire, car si nous ne voulions imiter ni répéter personne, la vie se passerait avant que nous eussions commencé d’écrire. Il est bon d’ailleurs que les générations se continuent les unes les autres, et je ne sache rien de plus naïvement insolent, dans le temps où nous sommes, que cette persuasion où nous paraissons être, en général, que le monde a commencé d’exister avec nous. Mais lorsque nous sommes devenus à peu près les maîtres de nos idées, qu’elles sont à nous et devenues nous-mêmes, alors, c’est l’effort même que nous faisons pour les traduire qui en altère la sincérité. Quand nous ne sacrifierions qu’au seul besoin d’être clairs, c’en serait assez pour que l’idée, n’étant pas rendue comme nous la pensons, mais comme nous voulons qu’on la pense d’après nous, ne fût déjà plus tout à fait elle-même. Et quand elle le serait, qui ne sait ce que les exigences de la composition, la nécessité de la phrase, la séduction d’un tour original ou d’un mot heureux lui enlèveraient encore de sa sincérité? L’écriture est une transposition. Nous déformons notre pensée en l’incorporant dans notre phrase, voilà pour la sincérité; et, pour le naturel, quand nous y atteignons, c’est l’âge, hélas! de cesser d’écrire.

Toutes ces raisons font que peu de gens, et encore moins de jeunes gens, peuvent penser par eux-mêmes avec sincérité ; et c’est pourquoi je ne crois pas qu’on les y doive encourager. Car, au lieu des leçons de l’ancienne rhétorique, c’est leur en donner d’un autre genre, sans doute, mais qui n’en diffèrent guère que pour être plus dangereuses. Il y a des recettes aujourd’hui pour être « personnel » ou « original »