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qu’on le peut toujours, à la condition d’avoir beaucoup de talent, — par où, par quels rapports cachés et délicats l’exagération du sentiment personnel se rattache au sentiment commun. Et insupportable enfin; si, planant au-dessus de nous comme dans un nuage, ou plus haut encore, on n’en descend quelquefois que pour exiger de nous le tribut de notre étonnement et de notre admiration. — Tel est le pouvoir du lieu-commun. Si l’on n’est original que dans la mesure où l’on s’en éloigne, on ne l’est cependant qu’autant qu’en s’en éloignant on nous laisse entrevoir que l’on n’en a pas méconnu l’importance; et que ce n’est pas pour le seul plaisir d’y contredire que l’on s’en éloigne, mais plutôt pour y revenir par des chemins tout nouveaux.


V.

Mais où l’on ne saurait sans doute approuver cette intervention de la personne ou du Moi dans l’œuvre littéraire, c’est dans le roman peut-être, c’est dans la critique, c’est enfin dans l’histoire, et généralement dans tous les genres qui, sans en être pour cela moins littéraires, ont plutôt la vérité pour objet que le divertissement ou la beauté. Pour le roman, c’était l’opinion de l’auteur de Madame Bovary, qui croyait que le public, selon son expression, n’avait que faire de sa personne. L’auteur du Marquis de Villemer n’était pas tout à fait de son avis. Non pas, certes, qu’il lui souvînt alors d’avoir écrit autrefois Indiana, mais elle ne comprenait pas qu’on écrivît sans autre objet que d’écrire, et que l’on n’eût pas à cœur, en écrivant, de soutenir un de plaider quelque cause. On peut s’en tenir à leur façon de penser; et quoique le roman à thèse soit aujourd’hui presque aussi démodé que la critique à principes, il semble bien qu’à leur manière ils eussent l’un et l’autre raison. Werther, Adolphe, René, n’en demeureront pas moins des œuvres d’une valeur singulière, mais auxquelles, pour notre part, nous préférerons toujours des œuvres comme Eugénie Grandet, le Pire Goriot ou Adam Bede, qui n’ont pas besoin, pour être comprises, de tout un commentaire historique, psychologique et biographique, qui sont entièrement et absolument détachées de leurs auteurs, et qui vivent ainsi d’une vie supérieure, parce qu’elle est plus indépendante. Je sais le plaisir que l’on trouve en ces sortes de recherches. Qu’y a-t-il de vrai dans le récit de Goethe ou de Chateaubriand ? Qu’y ont-ils mis d’eux-mêmes ? Charlotte a-t-elle existé? Quel était le vrai nom d’Ellénore? Mais, d’une manière très générale, si le roman a pour objet la représentation de la réalité, il faut avouer qu’il approche d’autant plus de la perfection de son genre que cette réalité se prouve pour ainsi dire d’elle-même, et n’a pas besoin, pour que nous l’acceptions comme telle, de témoins qui nous la garantissent.