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la couleur de nos cravates, ou la forme de nos chapeaux. Mais l’Homme, au contraire, c’est ce qu’il y a en nous de plus semblable à l’auditeur qui nous écoute ou au lecteur qui nous lit; c’est ce qu’il y a de plus humain, qui nous rapproche le plus des autres hommes; c’est ce qui fait entre eux et nous le lien de la société civile et de la solidarité morale.

Ce qu’en effet on ne remarque pas assez dans les chefs-d’œuvre de la poésie lyrique moderne, c’est que, sans doute, ils relèvent bien de la littérature personnelle, mais que ce qu’ils ont de plus personnel est aussi ce qu’ils ont de plus universel. Le poète s’y met lui-même en scène, mais il n’y met de lui que ce qui lui est commun avec les autres hommes, les sentimens et les idées dont il connaît bien le pouvoir universel : l’amour, le dégoût de la vie, la crainte de la mort. Laissons les étrangers, ne parlons que des nôtres. Si Vigny décidément est si fort au-dessous des trois autres, Lamartine, Hugo et Musset, à deux au moins desquels il est si supérieur par la force de la pensée, ce n’est pas seulement qu’il n’ait ni l’harmonie enchanteresse et la pureté du premier, ni le coloris éclatant et l’invention verbale du second, ni l’éloquence fiévreuse, sensuelle et passionnée du troisième, c’est encore et c’est surtout que ses sentimens sont en général, je ne veux pas dire d’une essence trop subtile et trop rare, mais cependant trop particuliers, trop personnels, trop individuels. Aussi voyons-nous que la plupart des poètes nos contemporains se réclament de lui comme de leur vrai maître. Et, certes, je me garderai d’établir entre lui et Baudelaire la moindre comparaison, mais enfin, comme Baudelaire et avec plus de sincérité, de noblesse et de naturel, il est certain que Vigny est trop personnel, trop enfermé, selon l’expression bien connue, dans sa tour d’ivoire, trop attentif à lui-même enfin pour être jamais populaire, j’entends même parmi les lettrés, et pour prétendre au premier rang. Ce rang-là n’appartient qu’à ceux qui, tout en étant eux-mêmes et en remplissant leur œuvre de leur personne, ont su toutefois, si je puis ainsi dire, garder leurs communications avec le reste des hommes et n’en différer à vrai dire que par l’éclat ou la beauté suprême qu’ils ont donnés à des sentimens qui sont les vôtres ou les miens comme les leurs.

En se prenant soi-même pour objet ou pour matière de son œuvre, on aura donc encore grand soin de s’assurer que l’on n’a point perdu le contact de ses semblables, auxquels on deviendrait, sans cela, insupportable, indifférent ou incompréhensible. Incompréhensible; comme le sont aujourd’hui nos symbolistes et nos décadens, qui, en admettant qu’ils soient sincères, le sont trop en ce cas, trop raffinés pour nos modestes intelligences, trop subtils et trop avancés. Indifférent; si l’on ne se fait pas un scrupule de nous montrer, — Et je crois