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Pour son activité, pour sa liberté, pour toutes ces prérogatives d’âme, dont il nous entretient hors de propos, il craignait la nature. — Ah! Défions-nous moins d’elle : elle est parfois meilleure à l’homme que l’homme même. Depuis que sont passés les jours du panthéisme ancien et le règne jadis trop absolu de la matière, la nature n’est plus notre maîtresse, mais notre amie et notre sœur. Elle ajoute à nos joies, elle ôte à nos tristesses ; elle nous console, elle nous conseille ; elle est la servante de la science et le modèle de l’art.

La musique dérivât-elle exclusivement du sentiment de la nature, comme le prétend ailleurs Laprade, elle n’en serait point avilie : une pareille source n’est pas empoisonnée. Mais cette prétention même n’est pas fondée. Il est inexact, malgré la vaine formule du poète, que « l’architecture réponde à Dieu, la statuaire et la peinture à l’homme idéal ou réel, la musique au monde extérieur. « Il est vrai seulement que la musique, ainsi que la peinture et la poésie, et par les moyens qui lui sont propres, sait nous parler du monde extérieur comme de l’autre. Elle en a le droit. Nous avons avec les choses des rapports d’intelligence et de sentiment; nous avons, qu’on nous passe cette acception juridique des mots, des joies et des douleurs réelles aussi bien que personnelles. Et bienheureux celui qui se ménage dans l’univers des amitiés qui demeurent et des amours qui ne se flétrissent pas! Il fallait donc que la musique gardât une place à la nature. D’ailleurs cette place ne sera jamais la première. La musique ne deviendra pas l’esclave du monde extérieur. Elle est, dit-on, le plus sensuel des arts; mais elle en est aussi le plus immatériel : l’âme, plutôt que la figure des choses, restera son domaine propre et son principal objet.

Le sentiment de la nature s’est transformé dans la musique ainsi que dans la littérature. Seulement l’évolution musicale s’est faite, comme toujours, plus tard et plus vite que l’évolution littéraire. Nous l’avons déjà dit, toutes les Muses n’ont pas le même âge. L’histoire de la musique est un abrégé de l’histoire littéraire, un miroir où l’esprit humain se voit en raccourci.

La nature offre deux aspects, sous lesquels on l’a successivement regardée. Les anciens la contemplaient en elle-même et en elle seule; leur attention, leur admiration était tout objective. Pour ces témoins intelligens, ces observateurs ingénieux, le monde n’était qu’un spectacle; leur esprit était en rapport avec la création, leur âme n’était point en communion avec elle. Rarement, et seulement chez Lucrèce, chez Virgile, le grand précurseur, éclate un appel du cœur aux beautés cosmiques : O ubi campi ! — Cette vue presque toujours tranquille et désintéressée pourrait bien tenir