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vous figurerez mieux que je ne peux la décrire. D’ailleurs, ma mère n’a trouvé la force de me la conter qu’une seule fois. « Vous ne voulez plus vous sauver ? dit ma mère en entrant ; notre fils va donc rester orphelin, car je mourrai aussi, moi. — Sacrifier la vie de cette fille pour sauver la mienne, c’est impossible. — Tu ne la sacrifieras pas ; elle se cachera et se sauvera avec nous. — On ne se cache plus en France ; on ne sort plus de ce malheureux pays. Ce que tu demandes à Louise est plus que son devoir. — Monsieur, sauvez-vous ! dit Louise, c’est devenu mon affaire à moi. — Tu ne connais donc pas la loi décrétée hier ? » Et il commence à la lire. Louise l’interrompt : « Je sais tout cela ; mais, monsieur, encore une luis, sauvez-vous ! Je vous en supplie, je vous le demande à genoux ; j’ai mis mon honneur, ma vie, mon bonheur dans votre projet. Vous m’aviez promis de faire ma fortune ; vous ne serez peut-être pas en état de tenir votre parole. Eh bien ! monsieur, je veux vous sauver pour rien, nous nous cacherons, nous émigrerons et je travaillerai pour vous. Je ne vous demande rien ; mais laissez-moi faire. — Nous serons repris et tu mourras ! — Eh bien ! si j’y consens, qu’avez-vous à me dire ? — Jamais. — Quoi ! reprend ma mère, vous pensez à elle, à cette noble Louise, plus qu’à votre femme, plus qu’à votre enfant ? »

« Rien ne put ébranler la résolution du stoïque prisonnier. Le temps accordé à ma mère s’écoule en vaines instances. Il fallut l’emporter hors de la chambre : elle ne voulait pas quitter la prison. Louise, presque aussi désespérée, la reconduisit jusque dans la rue, où l’attendait avec anxiété M. Guy de Chaumont-Quitry, notre ami, avec les 30,000 francs en or. « Tout est perdu ! lui dit ma mère ; il ne veut plus se sauver. — j’en étais sûr, répondit M. de Quitry. » Ce mot, digne de l’ami d’un tel homme, m’a paru presque aussi beau que la conduite de mon père, »

La scène est aussi simple qu’héroïque. Le procès va encore mettre en relief le caractère si vaillant, si noble, de Philippe de Custine.

Les Mémoires de la Révolution nous le montrent comparaissant le 12 nivôse devant le tribunal, avec l’air calme et résolu qu’il avait partout ailleurs. Sa présence d’esprit ne l’abandonna pas. Après la lecture de l’accusation, un seul témoin se présenta : c’était Vincent. Sa déposition portait en substance que l’accusé fuyait les patriotes, c’est-à-dire les jacobins, qu’il s’était lié avec les contre-révolutionnaires, c’est-à-dire les girondins, et qu’il avait été complice des projets liberticides du général son père. Dumas, le président du tribunal, ayant demandé au témoin quelles preuves il pouvait alléguer, il répondit qu’il l’avait ouï-dire, et qu’au surplus