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prosaïque à traiter d’intérêts avec un homme qui plane sur les sommets du Parnasse, mais il place en même temps les termes du contrat comme il faut qu’ils soient. — Le philosophe épilogue : pourtant le marché se conclut, et voilà Voltaire locataire à vie de Charles de Brosses. Il est ravi, il signe « comte de Tourney, » il a deux curés dans sa nouvelle seigneurie, et il en est tout fier : « Mes curés reçoivent mes ordres, écrit-il, et les prédicans genevois n’osent me regarder en face. » Et tandis qu’à Paris la tempête se déchaîne contre les encyclopédistes. Voltaire fait bâtir un théâtre à Tourney, bouleverse la maison, coupe les bois, change les tracés des avenues et vit dans cette joie du riche propriétaire qui sait jouir de sa fortune.

Mais cette quiétude ne pouvait durer ; il fallait à Voltaire plus d’agitation. Sans parler de ses affaires avec le monde entier, nous le voyons harceler sans cesse le président pour une chose ou pour une autre. Il se mêle de tous les procès qui, du pays de Gex, vont au parlement de Dijon : il a toujours quelque client qu’il a pris sous sa protection et pour lequel il implore l’appui du président de Brosses : « Voyez, au nom de l’humanité, lui écrit-il, ce que l’on peut faire pour ceux-là ; ayez compassion des malheureux, vous n’êtes pas prêtre, etc. » — Le président répond toujours, sur tous les points, avec complaisance, avec esprit en même temp ; mais on sent qu’il a de l’humeur, et que, magistrat toujours soucieux de sa dignité comme de sa réputation d’extrême délicatesse, il subit plutôt qu’il ne recherche l’honneur de cette correspondance. D’autant plus qu’il est bien rare que Voltaire ne glisse pas, dans chaque lettre, quelques traits sur sa position de locataire à vie du président. Il paraît croire qu’il a payé trop cher, qu’il ne s’est point assez débattu, qu’il a cédé trop vite sur les conditions du marché, et sans cesse il y revient. Il semble espérer, dans son ignorance absolue des choses du droit, qu’il peut modifier ce qui est fait et obtenir quelque nouvel avantage. — Le président n’y comprend rien. Ces vétilles sont trop au-dessous de son caractère pour qu’il les dispute. Il ne répond qu’une fois, mais en des termes singulièrement péremptoires : « Nous avons traité en gentilshommes et en gens du monde, non en procureurs ni en gens de chicane. De votre côté, vous êtes incapable d’user de ceci autrement qu’en galant homme, comme vous feriez de votre bien patrimonial, en bon propriétaire et en bon père de famille. Ainsi, fiez-vous à moi, e me fie à vous, que les deux mots soient dits pour jamais entre nous. » — Devant un langage si ferme et si net, devant cet appel non-seulement à la courtoisie, mais à la fui dans leur honneur réciproque, on imagine que c’est fini et que Voltaire abandonnera un