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chez elle est hors de proportion avec ce Lilliput politique qu’on appelle encore l’Europe. Vis-à-vis des peuples de l’Occident, c’est le géant de la fable ; les plus grands empires militaires ne viennent pas à la ceinture de ce Titan. Il est pareil à l’aigle à deux têtes de son écusson impérial, à cette aigle qui étend une serre vers l’Europe el l’autre vers l’Asie, menaçant du bec l’Orient à la fois et l’Occident. Qui mesurera l’envergure de ses ailes le jour où elles seront entièrement déployées, et qui saurait dire jusqu’à quels rivages s’étendra leur ombre? Un jour peut venir où, pour tenir tête à cet ancien vassal des Khans tatars, ce ne sera pas trop d’une ligue du reste de l’Europe et de l’Asie. Déjà, c’est sa grandeur qui lui vaut tant de défiances, c’est elle qui, en tant de langues, fait dénoncer toute alliance avec lui comme une trahison envers l’Europe et la civilisation.

Le reproche serait peut-être juste, si le colosse avait toute sa force; mais il ne l’a pas. Il a beau compter 115 millions d’habitans et gagner chaque année de douze à quinze cent mille âmes, sa croissance est loin d’être achevée. Il est à peine dans l’adolescence. Sa taille même est pour lui une fatigue. La grandeur des géans est parfois une faiblesse. Leurs membres sont souvent disproportionnés, leur corps manque de souplesse, leur marche est pesante ; ils sont lents à se mouvoir et à se retourner. Telle est encore la Russie de cette fin de siècle. Elle ne serait pas sûre de venir à bout d’adversaires plus petits et plus agiles.

Cette Russie, à en juger par leurs démonstrations sur la tombe de Katkof, les Français ne semblent guère mieux la connaître qu’au temps de Custine. Ce n’est pourtant plus la faute de leurs écrivains. Pour s’en faire une idée, ils n’auraient guère qu’à lire M. E .-M. de Vogüé ou M. Anatole Leroy-Beaulieu. Elle a, elle aussi, cette lointaine Russie, ses plaies, ses faiblesses politiques et militaires. Si nous n’avons pas craint de laisser voir celles de la France, ce n’est pas pour dissimuler les siennes.

A Pétersbourg, ce n’est ni la direction, ni l’unité de vues qui font défaut. Il y a un homme, sorte de dieu terrestre, plus puissant que les césars de Rome ou les khalifes d’Orient, qui seul peut tout. La Russie, comme un globe inerte, tient tout entière dans la paume de sa main. Il sait qu’il suffit d’un mot de sa bouche pour que « des rocs glacés de la Finlande à la brûlante Colchide, des tours branlantes du Kremlin à la muraille de la Chine immobile, » ses peuples s’inclinent et adorent, que ce soit paix ou guerre. Cet homme, ce Tsar, investi de l’omnipotence qui fait les Néron et les Héliogabale, est un honnête homme et un homme d’honneur. Il est courageux, il est simple, il est patriote, il est dévoué à ses devoirs