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d’autocrate. Il a de la droiture, de la volonté, de la sagacité. Il a montré une qualité rare chez les tout-puissans, l’empire de soi-même. L’échec de sa politique en Bulgarie ne l’a point entraîné à un coup de tête. Il sait attendre, il a de la patience, ce qui, pour les forts, est le comble de la sagesse. L’n pareil prince, si sa loyale parole était engagée, serait un allié sûr. Mais cet autocrate n’est qu’un homme, et il est dangereux de faire reposer toute une politique sur une vie humaine, surtout sur la vie d’un empereur russe.

Pour déranger les plus savantes combinaisons de la diplomatie, il suffirait d’une petite bombe grosse comme une orange. Que serait une minorité, ou le règne d’un tsar de dix-neuf ans, dans un pays où le souverain est tout ? Quel contre-coup les difficultés du dedans auraient-elles sur les relations du dehors? Quand l’empire n’en serait pas, pour plusieurs années, condamné à l’impuissance, quelle politique l’emporterait dans les conseils du nouveau maître? Impossible de le prévoir. Il n’est, à la cour de Pétersbourg, ni tradition ni influence dominante; ou, s’il y a une tradition, elle est en faveur de l’alliance prussienne, de l’accord des empereurs, de la politique dite conservatrice; et, en cas de catastrophe, la famille impériale serait violemment tentée d’y revenir.

Certes, ce terrible aléa peut être conjuré. Le Dieu qui a gardé le tsar doit continuer à le couvrir de sa protection ; si le ciel écoute les prières des moujiks, une légion d’anges veille nuit et jour autour du fils d’Alexandre II. Il en a besoin, car, si sa police a jusqu’ici déjoué tous les complots, il s’en reforme sans cesse, jusque dans l’armée, parmi les officiers. Il n’y a pas encore un an, en mars dernier, dans la grande Morskaïa, on jetait devant le traîneau de l’empereur des bombes strychninées. Il n’y a pas six semaines qu’une commission militaire jugeait un nouveau groupe de conspirateurs. Jamais le mot « despotisme tempéré par l’assassinat » n’a été plus de saison. Et cela ne semble pas près de prendre fin. C’est la conséquence de tout le régime russe. Les complots sont l’accompagnement naturel du système autocratique. Ils risquent de durer tant que, sous le sceptre paternel des tsars, on n’admettra d’autre moyen d’opposition que la dynamite. Pour en sortir, il faudrait tout un ensemble de réformes politiques et économiques que le gouvernement impérial n’ose aborder, et qu’il ne saurait plus entreprendre sans s’exposer à d’autres périls. Beaucoup des mesures prises par les conseillers d’Alexandre III paraissent plus propres à envenimer le mal qu’à le guérir. En limitant le nombre des élèves des collèges et des universités, en fermant les portes du haut enseignement à des milliers de jeunes gens, ils viennent encore de renforcer l’armée des mécontens,