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sous un pareil ciel. Alors même que les armées du tsar seraient partout battues, le vainqueur aurait peine à recueillir le fruit de ses victoires. Jusqu’où lui faudrait-il s’enfoncer pour traiter? Cette force de résistance qu’elle tient de ses dimensions et de sa structure encore élémentaire, la Russie n’en saurait faire profiter ses alliés; elle lui est propre, elle ne peut se communiquer. Le tsar pourrait continuer la lutte aux bords du Volga ou du Don, que ses alliés d’Occident seraient depuis longtemps réduits à merci.

Car les millions de soldats enrégimentés sous les aigles tsariennes ne doivent pas faire illusion : la force de la Russie est surtout défensive. Son avantage, ce qui, avant un siècle, la mettra hors de pair, c’est sa masse ; mais cette masse même, qui fait sa supériorité pour une guerre défensive, est un obstacle pour l’offensive. Les faits l’ont montré, il y a dix ans. Prenons la dernière grande guerre à laquelle ait participé la Russie. Que de temps lui a demandé le transport de deux armées en Bulgarie et en Arménie! Pour venir à bout des Turcs, il lui a fallu deux campagnes; sans les Roumains, il lui en eût peut-être fallu trois. L’état-major russe a certes mis à profit ces dix ans ; mais une guerre avec l’Allemagne et l’Autriche serait autre chose qu’une lutte avec la Turquie, sans compter qu’une alliance formelle de la France et de la Russie risquerait fort de resserrer la triple alliance et de lui gagner le concours des flottes anglaises. Les défiances contre la Russie sont grandes dans tous les cabinets. De Stockholm à Rome, on trouve qu’elle couvre assez de place sur la carte d’Europe. La triple alliance pourrait entraîner à sa suite la Turquie, la Roumanie et les petits états d’Orient. Certes, la France et la Russie, bien commandées, seraient de taille à tenir tête à une coalition du reste de l’Europe ; mais c’est la France qui, par sa situation, porterait le poids de la lutte; c’est elle qui serait la plus exposée, étant la plus vulnérable. Il lui faudrait faire face à l’ennemi sur toutes ses frontières à la fois, sur terre et sur mer, en Europe et en Afrique, sans être sûre que sa lointaine alliée ait le temps ou le moyen de lui prêter secours. Aussi pourrait-on dire que, au point de vue militaire, les avantages d’une alliance franco-russe seraient surtout pour la Russie, les périls surtout pour la France.


V.

A bien peser les risques, il en est de même au point de vue politique. Si précieuse qu’elle fût pour la France, l’alliance russe n’irait pas sans dangers graves. Elle lui aliénerait ce qui lui reste de sympathies en Occident, au sud des Alpes comme au nord de la Manche.