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savant, d’avoir à la fin les hardiesses de l’artiste, mais il ne doit jamais confondre ses divinations avec ses inductions. C’est seulement dans ses dernières spéculations que la métaphysique finit par offrir les signes d’une œuvre d’art. Le savant ajoute une vérité à des vérités déjà acquises, et la science se forme par la juxtaposition de ces vérités[1]. L’artiste, lui, ne se contente pas d’ajouter un trait du beau à d’autres traits déjà trouvés, et l’art n’est pas une juxtaposition de beautés diverses ; chaque artiste, a-t-on dit avec raison, essaie de mettre dans son œuvre, d’un seul effort, toute la beauté telle qu’il la conçoit, la sent, la veut ; il poursuit non la partie, mais le tout. Ainsi procède à la fin le philosophe qui veut fixer l’image du monde, image ressemblante sans doute, mais cependant vue par lui et sous un aspect nécessairement humain : comme le peintre se met lui-même dans le portrait d’autrui, le philosophe finit par se mettre lui-même dans la représentation de l’univers. Le procédé n’est pas illégitime en soi, parce qu’il s’agit d’une vue d’ensemble où nous avons montré que le subjectif même doit avoir sa place. Reste seulement à apprécier ce que le philosophe met de lui-même dans sa conception du tout, à voir s’il s’y met dans ce qu’il a de plus profond. C’est à quoi réussissent seuls les grands génies philosophiques : après avoir épuisé toutes les ressources de la logique pure, ils s’efforcent, avec ce qu’ils ont en eux de plus intime, de saisir ce qu’il y a de plus intime dans la réalité. Qu’arrive-t-il alors ? C’est que ce qui semblait d’abord le plus personnel peut atteindre à une réelle impersonnalité. Comme il y a une vérité éternelle dans la beauté d’une grande œuvre d’art, quelque individuelle et originale qu’elle soit, et même parce qu’elle est originale, ainsi il y a une perspective éternellement ouverte sur l’intérieur des choses dans les grands systèmes philosophiques dus au génie des Platon, des Aristote, des Spinoza, des Leibniz : ils n’ont pas travaillé en vain. Il y a probablement une identité fondamentale du génie artistique avec le génie scientifique lui-même, à plus forte raison avec le génie philosophique. C’est ce qui fait que tous les grands métaphysiciens, comme tous les savans de premier ordre, ont été des poètes à leur manière : Héraclite, Parménide, Platon, et même Aristote, car le douzième livre de la Métaphysique est un poème austère, le poème de la pensée éternelle, qui, se laissant entrevoir au monde, attire le monde vers elle par le ressort du désir. Heine a dit de Spinoza lui-même : « La lecture de Spinoza nous saisit comme l’aspect de la grande nature dans son calme vivant : c’est une forêt de pensées

  1. Voir M. Boutroux dans son Introduction à l’Histoire de la philosophie des Grecs par Zeller.