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échappé aux historiens et n’appartenait déjà plus aux moralistes, il ne restait à écrire qu’une louange sonore, et rien de plus.

Tout au contraire, Alexandre VI est une figure vivante au plus haut degré, et qui retient l’observateur, j’allais dire l’artiste, par un très vif attrait de curiosité. Il est tout en dehors, et ni la fourberie de ses paroles, ni l’ambiguïté de sa conduite ne parviennent à cacher comme sous un masque ce caractère impétueux, formé de passions profondes et simples, qui, au moindre accès de la colère, de l’orgueil ou de la peur, se dévoile avec une franche naïveté. « Il est si passionné, — sensual, — dans ses sentimens et ses intérêts, écrivait l’ambassadeur vénitien Antonio Giustinian moins d’un mois après son arrivée à Rome, qu’il ne peut s’empêcher de dire quelque parole qui indique l’état présent de son âme. » Quand il parle de César, il ne tarit plus ; quand il est joyeux, il ne se tient plus de plaisir. Au moment de la prise de Camerino par son fils, « l’orateur d’Espagne et moi, dit Giustinian, nous avons trouvé le pontife plus joyeux que nous ne l’avions jamais vu ; il nous fit venir tout près de lui, et, en nous racontant la nouvelle, il se perdait en une joie telle que les paroles lui manquaient pour achever sa pensée; mais, afin d’exprimer plus vivement ce qu’il éprouvait, il se leva de son fauteuil et se mit dans l’embrasure d’une fenêtre, où il nous fit lire la lettre de son duc. » Quand il cherche à tromper son interlocuteur, on voit le mensonge se former sur ses lèvres, à mesure qu’il parle; lui-même, il finit par être à moitié dupe de son invention ; il continue de mentir, mais avec conviction. Chaque fois qu’il souhaite l’alliance de Venise, il répète à Antonio qu’il « veut placer son cœur dans la main de la république. » Il parle avec une telle émotion « que sa poitrine semble s’ouvrir et que les paroles lui sortent du cœur, non de la bouche. » Quand il sent que la fortune de sa maison décline, tantôt il éclate en paroles de menaces ou d’angoisses, mais très brèves, qu’il s’efforce sur-le-champ d’adoucir ou de retirer; tantôt, faisant bonne mine à mauvais jeu, il feint l’espérance et la gaîté, mais son trouble se lit dans les traits de son visage et l’accent de sa voix. Aux jours les plus difficiles, lorsque les événemens font violence à sa volonté, il est capable de parler en souverain pontife. « Dites librement tout, ambassadeur: ici, il n’y a que Dieu, moi et vous. » En 1594, lorsque Charles VIII s’efforce de le détacher du parti aragonais : « Sa Sainteté, dit un ambassadeur, préfère perdre tout, la mitre, l’état et la vie, plutôt que de trahir son allié. » Aux ambassadeurs de Giovanni Bentivoglio de Bologne, qui le prient d’épargner leur maître, il répond, cette fois avec cynisme : « Non, je chasserai ce tyran de sa ville, quand je devrais vendre tous les offices de Rome et en créer de nouveaux en plus grand nombre;