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je vendrai tout, jusqu’à ma mitre. » Un jour, il s’emporta si fort contre César, dont la politique lui semblait équivoque, qu’il lui adressa, en langue espagnole, les plus triviales injures, les seules dont il n’eût pas le droit d’outrager son fils.

Mais ces crises étaient courtes. Cette âme véhémente et légère rejetait vite, comme une charge importune, l’inquiétude ou l’ennui. Parfois, à l’improviste, après avoir lu une dépêche fâcheuse, il faisait seller ses chevaux en pleine nuit, sortait de Rome et s’en allait, sous le soleil ou la pluie, à travers la campagne romaine, jusqu’aux montagnes latines. Il chassait pendant deux ou trois jours autour de Rocca di Papa, et revenait à la ville, ayant ainsi, selon l’expression de Giustinian, « purgé sa mélancolie. » Courir le cerf ou le sanglier était une distraction décente, sinon canonique. Mais Alexandre revenait trop souvent aux faiblesses de son temps de cardinalat. Pour lui, le grand remède contre la tristesse était un ballet voluptueux dansé par de toutes jeunes filles. Je laisse, bien entendu, de côté la fameuse orgie du 31 octobre 1501, dont Alexandre, César et Lucrèce furent les spectateurs, que Burchard a décrite minutieusement, comme il eût fait d’une cérémonie du bréviaire romain, et que confirment trois autres sources contemporaines tout à fait indépendantes l’une de l’autre. Mais à Piombino, à peine le pape a-t-il été reçu par le clergé et les magistrats, il demande un ballet, et, dit Burchard, « les plus belles femmes et filles de la ville dansèrent pendant plusieurs heures, sur la place publique, devant le palais où était le saint-père. » Chaque jour, dit Giustinian, « il fait danser des jeunes filles, qui sont de toutes les fêtes et de tous les divertissemens. » Cela produisait parfois d’étranges confusions : on vit un jour, dans une messe solennelle, un groupe de jeunes filles, qui n’étaient point des nonnes, se tenir entre le maître-autel et les bancs des cardinaux. En juin 1500, une tempête abattit la cheminée de la chambre à coucher du pape, qui fut enseveli sous les ruines du toit, du plafond et du baldaquin pontifical ; on le retira blessé, à demi-mort, totum attonitum. Il fut soigné alors, dit l’ambassadeur de Venise Capello, par sa bru Sancia, par Lucrèce et une demoiselle d’honneur de celle-ci, che è favorita del papa. Certes, on aurait mauvaise grâce à accuser Alexandre VI d’hypocrisie religieuse. La gravité de la liturgie, l’observance exacte de la discipline, l’intéressaient fort peu. Quand il célébra à Saint-Pierre la messe devant Charles VIII, il brouilla toutes les cérémonies de la communion. Ce n’était point qu’il fût troublé par la présence du roi ; lors de la première entrevue, il s’était trouvé mal, mais c’était, dit Burchard, une fausse syncope et un procédé dont il usa quelquefois. Un autre jour, il égara sur l’autel un fragment de l’hostie sainte. En voyage,