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Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 86.djvu/151

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il mangeait allègrement de la viande, malgré le carême. Le 5 mai 1493, il fit dans Rome une procession pittoresque qui dut attrister les bons chrétiens : en tête marchait la croix, accompagnée, adroite, par le sultan Djem, à gauche, par César, cardinal de Valence, habillé en Turc ; puis venait le pape à cheval, avec un état-major de cardinaux. On visita ainsi Saint-Jean-de-Latran, la basilique trois fois sacrée, « mère des églises du monde entier ; » comme on n’avait point de mosquée sous la main, la cavalcade porta ensuite ses dévotions à Sainte-Marie-Majeure, aux Saints-Apôtres, à Saint-Marcel et à Sainte-Marie-du-Peuple.

Les hommes du tempérament d’Alexandre, que le premier bond de la passion emporte et que l’imagination domine, ont une sorte de courage irrégulier, qui faiblit souvent en présence d’un danger vague, mais peut se relever en une heure très périlleuse. Que Charles VIII marche sur Rome, que la peste ou la fièvre paludéenne sévisse sur la ville, le pape a une peur réelle ; il se cache ou se sauve bien loin, sans le moindre souci de ses devoirs ni de sa dignité. Mais, lisez dans Burchard et la dépêche d’un ambassadeur florentin le récit de la tempête qu’il essuya, en mars 1502, en vue de Porto-Ercole ; ici, plus d’un trait rappelle la tempête de Panurge, mais c’est le rôle tranquille de Pantagruel qu’Alexandre VI y représente. Tout le monde tremble, pleure et roule pitoyablement sur le pont. Le duc César, qui montait une autre galère, redoutant le naufrage, s’était fait reconduire en barque sur le rivage de Corneto. « Le pape seul se tenait ferme à sa place, assis à la poupe, sans peur, et regardait ; et quand la mer frappait violemment le navire, il disait : « Jésus ! » et faisait le signe de la croix. » Tandis que les cardinaux, malades à l’excès, croyaient leur dernière minute toute proche, « il interpella souvent les matelots pour qu’ils lui préparassent à dîner ; mais l’agitation de la galère et la force du vent empêchaient d’allumer le feu. Enfin, la mer s’étant un peu calmée, on put frire des poissons que le pape mangea de bon appétit. »

Mais ces traits de caractère ne forment encore que l’originalité tout extérieure d’Alexandre VI. On remarquera que la perpétuelle saillie de la passion, la mobilité de la pensée, sont des qualités bien italiennes. Un séjour d’un demi-siècle en Italie et la vie ecclésiastique à Rome avaient effacé en lui l’Espagnol ; il s’était dépouillé du génie sévère, de la gravité, de l’obstination et de l’arrogance de son pays et de sa race ; mais ce qu’il avait pris, en échange, à sa patrie politique, l’exubérance mal disciplinée de la parole et du geste, n’était point ce que l’Italie du XVe siècle prisait le plus en un prince. Il fallut que la passion souveraine de son âme vînt régler