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le duc en même temps que le pape, plus vite même que le pape, et d’employer, pour mettre sa tête à l’abri, tous les raffinemens de son alchimie. Quel que fût l’empoisonneur, il était forcé, tant le crime était dangereux, de le consommer tout entier, avec une implacable rapidité. Enfin, tous les convives, et l’amphitryon comme les autres, ayant été malades des suites du festin, ne doit-on pas supposer que l’assassin n’était point présent, qu’il avait ordonné cette fête, mais qu’il n’y parut point? La guérison du Valentinois, le temps même qu’Alexandre mit à mourir, sont un argument considérable contre l’hypothèse de l’empoisonnement, tandis que les symptômes consignés par Giustinian se rapportent bien à la terrible fièvre paludéenne. La mal’aria romaine, la peste des marais Pontins, s’était assise dans la vigne du cardinal comme un hôte inattendu, et avait touché la main du vicaire de Dieu et de César de France.

Cependant, le Valentinois accomplissait son coup de maître : il durait pendant vingt jours et faisait peur encore. Il était malade lui-même, mais il occupait toujours le Vatican avec ses cardinaux espagnols et ses gardes; il tenait le château Saint-Ange, d’où ses canons tirèrent un beau soir du côté de la Minerve, où le sacré-collège se réunissait chaque jour pour trembler, sous l’invocation du Saint-Esprit. Jamais l’église n’avait été dans un tel désarroi et ne se vit livrée à de pires intrigues. César et le souvenir effrayant de sa vie, les Espagnols avec les Colonna, les Français avec les Orsini, Julien de La Rovere et George d’Amboise, qui venaient de France comme candidats papables, selon le cœur de Louis XII ; de tous côtés, l’usurpation, la conquête étrangère, la guerre civile ou le schisme menaçaient Rome. Les cardinaux fermèrent de barricades les abords du couvent où ils délibéraient sur le moyen d’attirer le lion hors de son antre. Mais le lion n’avait plus ni griffes ni dents; il ne lui restait plus qu’un prestige d’opinion, dont personne, à Rome, n’apercevait alors la vanité ; avec cette souplesse toute féline et la grâce qui, dix mois auparavant, avaient séduit Machiavel, il reprenait le rôle de grand comédien abandonné par Alexandre VI; il caressait en même temps les Espagnols et les Français, tout en tramant l’élection d’un pape espagnol. « Il trompe tout le monde, écrivait Giustinian, et continue l’astuce paternelle ; il temporise pour voir à quel parti il peut s’attacher avec le plus de sécurité, et son art est si grand que chacun croit l’avoir avec soi. » L’orateur de Venise lui fut envoyé par les cardinaux pour l’exhorter à sortir du palais apostolique et de Rome. « Il me répondit avec courtoisie et respect beaucoup de bonnes paroles, disant que, depuis la mort de son père, aucun scandale ne s’était