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produit et ne se produirait à cause de sa personne, ni rien de contraire aux libertés de l’église et du sacré-collège, dont il était le fils respectueux et très obéissant, paroles dont on pourrait se contenter, si le cœur y répondait véritablement. A la demande de son prompt départ, il répondit que, le désirer, c’était vouloir sa mort, car il était trop malade pour sortir non-seulement de Rome, mais de son lit, sans un danger mortel, comme en témoignaient tous ses médecins ; quant à l’obliger à renvoyer ses troupes, c’était pareillement le faire mourir et le livrer à ses puissans ennemis ; il promettait de s’en aller de Rome, avec tout son monde, pour complaire au collège, dès qu’il le pourrait sans péril; puis il nous renvoya. » Il parlait ainsi, étendu, tout habillé, sur un lit de repos, « feignant d’être malade, dit Giustinian, plutôt qu’il ne l’était réellement. » Il avait tout prévu, dit-il trois mois plus tard à Machiavel, pour l’éventualité de la mort du pape, tout, excepté cette brusque maladie qui l’empêcha, soit de rentrer, à la tête de son armée, en son duché de Romagne, soit même de tenter contre l’état pontifical un coup de main et de se proclamer tyran dans la maison de saint Pierre. Il vit l’écroulement de sa fortune, tout en gardant l’impassibilité altière des plus beaux jours de sa puissance, et, tandis que son père, frappé de quelque mésaventure, eût répandu ses doléances et sa fureur en face de toute la chrétienté, César parut accepter sa destinée avec le fatalisme tranquille des hommes de son siècle; il ne prit personne pour confident de sa rage et de son deuil, et s’échappa de Rome à la dérobée, presque seul. Il marchait au-devant d’une ineffable misère, la trahison de ses capitaines et la perte de son royaume italien, le parjure de Jules II, qui lui dut la tiare, l’exil, et, sur les grands chemins de l’Espagne, la mort obscure d’un aventurier.


V.

Dans la première des quatre dépêches qu’il expédia le 18 août à la seigneurie de Venise, quelques heures avant la mort d’Alexandre, Giustinian écrivait : « Tout le monde est en suspens; tous désirent que cette maladie soit la fin des tribulations de la chrétienté. » Il y a quelque excès dans ces paroles. L’orateur vénitien n’était point placé, pour juger les Borgia, à la perspective plus juste que sait trouver la postérité. Le champ de sa vision était rempli par les personnages qu’il voyait de trop près; ils lui paraissaient trop grands, et le diplomate n’apercevait plus toute la suite de faits et d’hommes qui avaient préparé ce pontificat, toutes les causes historiques dont l’œuvre des Borgia a été l’achèvement. Ce n’est point à la chrétienté, mais à l’Italie qu’ils ont fait Je plus de mal. L’Occident