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Il avait la passion et le génie du sauvetage. Une femme tombe, la tête la première, dans un large fossé plein d’eau ; il se précipite et la retire. Plus tard, il sauvera un homme qui se noyait dans la rade de Smyrne; il en sauvera un autre dans le port de Marseille, et à Marseille encore, il passera des nuits à soigner des cholériques. En même temps, le goût des aventures le travaille. Son père avait résolu d’attendre qu’il eût quinze ans pour l’emmener dans ses voyages. Las de sa vie casanière, il propose à quelques-uns de ses camarades de s’enfuir à Gênes avec lui. Il ne savait trop ce qu’il y ferait; il voulait changer d’air, se remuer, courir, voir le monde. Ces galopins s’emparent d’un bateau, y embarquent quelques vivres, tout un attirail de pêche, et les voilà partis. A la hauteur de Monaco, on les rejoignit et on les ramena fort penauds, l’oreille basse. « Un abbé avait révélé notre fuite, et voyez les combinaisons du sort : un abbé, embryon d’un prêtre, contribua peut-être à me sauver la vie, et pourtant je suis assez ingrat pour persécuter ces pauvres prêtres. Que voulez-vous ! tout prêtre est un imposteur, et je me suis voué au culte saint de la vérité. »

Les défenses sont enfin levées, il s’embarque à bord de la Costanza; pour la première fois il traverse la Méditerranée et pousse jusque dans la Mer-Noire. Il fait un second voyage sur une tartane, et de Civita-Vecchia il se rend à Rome. En parcourant la Ville éternelle, la ville de tous les souvenirs et de toutes les gloires, son cœur s’émeut, ses yeux se mouillent. Ce n’est ni la Rome antique ni la Rome des papes qui parle à son imagination; c’est une Rome qui n’existe pas encore et que son œil de visionnaire aperçoit dans les brumes d’un lointain avenir, c’est la future capitale d’une Italie libre du golfe de Tarente jusqu’aux Alpes. Il a trouvé son idée, celle qui jusqu’à la fin possédera son âme et gouvernera sa vie, et il lui engage sa foi, il s’unit à elle par un mariage mystique, comme sainte Catherine d’Alexandrie épousa l’enfant Jésus.

Les grandes entreprises demandent un long apprentissage. Il a fait le sien dans l’Amérique du Sud. A peine débarqué à Rio-Janeiro, il prend en dégoût le commerce, les balles de marchandises et toute la race qui vend et qui achète. La province de Rio-Grande aspirait à se séparer du Brésil ; elle avait proclamé son indépendance, s’était constituée en république. Il entre à son service, arme un navire, se fait délivrer des lettres de marque, devient corsaire, et son premier exploit est de capturer un bâtiment chargé de café. Pendant de longues années, tantôt sur mer, tantôt sur terre, il se battra pour les insurgés de Rio-Grande, et plus tard pour la république de Montevideo. Les tempêtes, les naufrages, les assauts, les alertes, les hardis coups de main, les retraites périlleuses suivies de retours offensifs, les privations