Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 86.djvu/214

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

don Quichotte rencontra la chaîne des forçats et rendit la liberté à une quantité de malheureux qu’on menait, malgré eux, où ils ne voulaient pas aller, il s’écria : « Mes frères, de ce que je viens d’entendre il résulte clairement pour moi que, bien qu’on vous ait punis pour vos fautes, la peine que vous allez subir est fort peu de votre goût, et que vous allez aux galères tout à fait contre votre gré. Eh bien ! que chacun reste avec son péché, et puisqu’il y a un Dieu là-haut pour châtier les méchans qui ne veulent pas se corriger, il n’est pas bien que des gens d’honneur se fassent les bourreaux des pécheurs ! » Jusqu’à la fin de sa vie, Garibaldi montra une inexorable sévérité pour les moindres peccadilles des grands, mais le plus drôle des mondes trouvait en lui le plus accommodant des juges. Il ne passait rien à Cavour, il passait trop de choses à Bordone.

À toutes les objections qu’on peut lui faire, le chevalier errant, comme le personnage de la comédie espagnole, répond fièrement par ces simples mots : « Je suis celui que je suis. » Cela signifie qu’il agit par illumination, qu’il ne connaît pas d’autre règle de conduite que les oracles de son cœur ni d’autre juge que lui-même, qu’il est au-dessus des lois comme de l’opinion des hommes. Il arriva un jour où, ayant vu périr sur les champs de bataille plusieurs de ses amis, de ses compagnons les plus chers et les plus dévoués, Garibaldi se sentit incapable de porter plus longtemps le poids de la vie s’il ne remplaçait tout ce qu’il avait perdu par la tendresse d’une femme. Mais il lui fallait une femme qui l’aimât subitement : che mi amasse subito. Il avait toujours pensé que le véritable amour est subit, que c’est un coup de foudre, qu’on se rencontre par hasard, qu’on se regarde, qu’un sourire vient aux lèvres et qu’on se sent condamnés à s’aimer jusqu’à la fin, malgré l’effort des ans. Il considérait ces amours soudains, fulgurans et foudroyans, « comme une émanation de cette intelligence infinie dont le souffle anime les espaces, les mondes et les insectes qui bourdonnent à leur surface. »

Il avait reçu l’ordre de sortir de la lagune dos Patos avec deux bâtimens de guerre pour aller croiser et faire des prises sur les côtes du Brésil. Comme il arrivait à l’entrée de la passe, ayant braqué sa lunette sur le rivage, il aperçut une jeune femme, et il s’écria : « c’est elle ! c’est l’inconnue qui ne m’a jamais vu et qui, m’aimant sans le savoir me souhaite et m’attend ! » Il se fait aussitôt débarquer et se lance à la poursuite de sa dulcinée. Elle avait disparu. Au moment où il désespérait de la retrouver, un Brésilien lui proposa d’entrer chez lui pour y prendre le café. Il entre, et la première chose qui s’offre à ses regards, c’est elle ! « Oui, c’était Anita, la future mère de mes enfans, la compagne de ma vie dans la bonne et la mauvaise fortune !.. Nous restâmes un instant plongés dans une silencieuse extase, nous regardant l’un l’autre