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Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 86.djvu/290

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eut l’idée d’une souscription pour faire vivre Savage dans le pays de Galles, et il fut un des seuls à la payer jusqu’à la fin.

Voilà bien des vertus, ce me semble, et de peu communes ; elles autorisent à croire que la beauté morale eût été plus entière encore chez Pope sans les fatalités de la nature. Beaucoup de nos lecteurs connaissent sans doute l’amusant portrait que M. Taine a tracé de notre poète dans son Histoire de la littérature anglaise. Qu’ils se rappellent cet homme rabougri et souffreteux, toujours enveloppé de lainages, les jambes tapissées de trois paires de bas mises l’une sur l’autre pour en dissimuler la minceur, si faible qu’il ne pouvait ni se déshabiller ni s’habiller sans aide, si petit que, lorsqu’il dînait en ville, il fallait le hausser jusqu’au niveau de la table au moyen de coussins ou d’in-folio à mettre des rabats, et puis qu’ils disent si un tel homme n’est pas excusable de ressentir les menues contrariétés de l’existence avec moins de calme qu’un homme de cinq pieds et quelques pouces, joyeux compère de par la grâce de la santé et dédaigneux des roquets humains de par la grâce de la force? Et cette faiblesse physique, non-seulement lui faisait ressentir injures et railleries avec une vivacité exceptionnelle, mais elle l’y exposait par la prise facile qu’elle donnait à la malignité de ses ennemis. Une si ridicule personne physique, un tel lusus naturœ, quelle matière admirable de plaisanteries faciles pour le plus sot et le plus vulgaire, et puis il est clair que, contre un homme si faible, on peut tout se permettre, même de nier son génie contre toute évidence. Par exemple, un critique d’une certaine autorité, du nom de Dennis, se croyant outragé par Pope, imprima qu’avec les initiales et la dernière lettre d’Alexandre Pope, on obtenait le mot ape, singe, et le poète fut peut-être excusable de ne pas goûter cette fine plaisanterie. Il eut peut-être tort, un certain jour, de parler des chemises sales et des négligences de toilette de son ex-amie lady Montagne; mais c’est qu’aussi il est bien blessant lorsqu’on est un Pope, parce qu’on a eu une minute de trop présomptueuse imagination, de se voir répondre par le plus insultant des éclats de rire et rappeler à l’humilité qui convient naturellement à un magot grotesque et impotent. La vie de Pope est pleine de ces misères-là; mais sous les irritations d’enfant qu’elles lui arrachaient, il y avait une raison supérieure qui les dominait au besoin de la manière la plus noble. Il vint un jour où ce John Dennis, qui l’avait si grossièrement insulté, vieux, malade, aveugle, tomba dans la plus noire détresse; une représentation à bénéfice fut organisée, et généreusement Pope écrivit le prologue chargé de recommander le vétéran à la bienveillance des contemporains. Plusieurs fois, il crut avoir à se plaindre d’Addison, la dernière fois assez grièvement ; mais se refusant à croire