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Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 86.djvu/296

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aux châteaux en Espagne de leur bestialité Imaginative. Regardez-les agir, ivres de leurs vices comme des buveurs invétérés sont ivres de vin; écoutez-les parler, éloquentes d’effronterie inspirée; entendez-les rêver, apoplectiques de sanguine sensualité, chaudes de passions grasses sous lesquelles elles étouffent et qu’elles suent par tous leurs pores ! En créant de tels personnages, Ben Jonson croyait créer la comédie de caractère, mais il s’est trouvé qu’en poursuivant ce projet il n’a réussi qu’à peindre encore plus de simples individus qu’aucun de ses contemporains, c’est-à-dire des personnages singulièrement dramatiques et intéressans, mais qui ne représentent rien qu’eux-mêmes et ne peuvent en rien aspirer à la dignité de types. Cet ambitieux de classicisme, après avoir bien sué, bien peiné dans sa forge savante pour fabriquer des créatures harmonieusement classiques, à l’instar du divin Vulcain, en sort avec des créatures barbarement romantiques, à l’instar du magicien-forgeron Veland des traditions norses ou du magicien-forgeron Ilmarinen du Kalewala.

Cependant Ben Jonson, bien qu’appartenant aux règnes d’Elisabeth et de Jacques, peut être dit un attardé de la pleine renaissance, et l’on sait ce que charriait d’élémens romantiques la sève épaisse et abondante que les hommes de cette époque puisaient, avec une avidité sans choix, dans le trésor de l’antiquité. Peut-être ce romantisme aura-t-il épargné les poètes de l’époque dite classique, qui ont subi l’influence de la littérature française? Charles II est monté sur le trône apportant avec lui la mode de l’esprit précieux des poètes qui fréquentaient à l’hôtel de Rambouillet, le goût des grands romans de La Calprenède et de Mlle de Scudéry, et l’enthousiasme de la tragédie représentée par Corneille, laquelle, changeant de nom en Angleterre, va s’appeler heroic play. Tenons-nous à ce dernier genre, qui est le seul important, et à l’homme qui, pendant les vingt-cinq années du règne de Charles, l’a représenté avec le plus d’abondance et de génie, John Dryden. Certes, il fut un grand admirateur de la tragédie française, car c’est à elle qu’il doit les innovations qu’il introduisit dans le drame anglais, par exemple la substitution du vers rimé au vers blanc et l’abus de la tirade. Que Corneille ait eu sur lui une prise assez facile, il n’y a pas à s’en étonner, car il y avait entre eux une certaine similitude de facultés, par exemple cet esprit de controverse et ce besoin de plaidoirie que l’un tenait de son origine normande et l’autre de son origine puritaine. Ce genre singulier de dialogue, renouvelé pour ainsi dire du jeu de volant, où les deux interlocuteurs se renvoient, comme à coups de raquette, leurs aimantes injures ou les subtilités de leurs raisonnemens, Dryden l’a emprunté à Corneille, comme Corneille l’avait emprunté au théâtre