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véritable du poète est la nature, et que les règles auxquelles le poète est tenu d’obéir ne sont pas distinctes de la nature, mais se confondent avec elle. D’où sortent les règles, en effet, si ce n’est des modèles classiques institués par la critique des anciens? Et pourquoi les en tira-t-elle, si ce n’est parce qu’elle avait reconnu que ces modèles étaient la nature même, et que, par conséquent, obéir aux règles serait se conformer à la nature? Mais ces règles demandent à être interprétées librement, en esprit, non pédantesquement et selon la lettre, et quiconque s’en tiendra aux règles sans avoir préalablement consulté la nature d’où les premiers modèles classiques sortirent, ne pourra créer qu’une œuvre morte s’il est poète, ou énoncer un jugement sans valeur s’il est critique. Ce que Pope propose réellement à l’imitation non passagère, mais permanente de ses compatriotes, ce sont les modèles anciens, parce qu’il identifie la nature avec eux. Son classicisme n’est pas une affaire de mode littéraire ni d’influence momentanée, c’est une loi très ferme et qui s’est choisi une base faite pour durer.

Ce romantisme inconscient, inéluctable, natif et de race que nous avons remarqué chez un Ben Jonson et un Dryden n’est pas aussi apparent chez Pope, parce qu’il est plutôt dans les sentimens que dans les formes, qui restent sagement correctes ; cependant il est une de ses œuvres au moins où il a tout pénétré, genre, cadre, machines, et cette œuvre est justement celle qu’on aime le plus communément à rapporter à l’influence étrangère, la Boucle de cheveux enlevée. Certes, il nous serait doux de pouvoir revendiquer pour notre littérature l’origine de cette bagatelle merveilleuse; malheureusement, la vérité nous oblige à reconnaître que cette fantaisie est essentiellement anglaise, et qu’elle reste anglaise même dans les choses qu’elle prétend avoir tirées de notre pays.

La Boucle de cheveux enlevée est rangée d’ordinaire parmi les poèmes héroï-comiques, mais il n’y a rien là qui oblige le lecteur à se rappeler les maîtres du genre, Tassoni et sa Secchia rapita, Boileau et son Lutrin, voire même Gresset et von Ver-Vert[1] toute comparaison qu’on essaierait serait bientôt reconnue boiteuse, ou forcée, ou artificielle, et forcément abandonnée. Si l’on veut que la Boucle de cheveux enlevée soit un poème héroï-comique, il faut dire alors que la Princesse de Tennyson en est un aussi, et ce n’est pas à l’aventure que je mentionne cette dernière œuvre, car, quelles que soient les différences de sujet et d’étendue entre les deux poèmes, ils se ressemblent par quelque chose de tout à fait essentiel, l’élégance

  1. Comme Ver Vert est de beaucoup postérieur à la Boucle de cheveux enlevée il n’est ici cité que pour le genre.