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de la nature doit toujours être suivie; la raison n’est pas ici un guide, mais un gardien ; c’est à elle de rectifier, non de renverser. Les plus fortes vertus sortent des passions, la vigueur sauvage de la nature faisant son œuvre de vie à la racine... » Et il montre la transformation des vices en vertus par l’action de cette greffe opérée par la raison sur la passion maîtresse respectée. Comment et pourquoi, en psychologie, en morale, en poésie, en art, en éducation, cette théorie est en tout le contraire de la théorie classique, qui n’attend que de la raison ce que Pope attend de la nature, je n’ai pas besoin d’insister pour le faire comprendre. A un point de vue supérieur encore au précédent, elle est opposée à l’esprit classique. Cette passion maîtresse n’a rien de général, car il y en a autant que d’individus, et, par conséquent, cette prétendue loi morale nous laisse sans morale assurée. Ce n’est pas nous qui parlons ainsi, c’est l’esprit classique qui n’admet qu’un type universel d’homme dont tous les caractères individuels ne sont que des déviations ou des approximations, tandis que Pope accepte les caractères individuels formés par la passion maîtresse intérieure comme des mondes au complet, des microcosmes originaux, qui n’ont que faire de cet homme universel qu’aucun de nous ne contient en lui.

Cependant, en un sens, l’esprit classique peut s’accommoder de cette théorie. Apportant la fixité dans ce qui est essentiellement variable et l’unité dans ce qui est contradictoire et discordant, elle permet d’établir au moins avec logique, avec suite, avec harmonie, des caractères nettement définis, sans confusions, supérieurs à toutes les menues contingences, tels, en un mot, que les aime l’art classique. Eh bien ! il est remarquable que, dans les portraits dont il a semé ses Essais moraux et ses Satires, Pope n’a jamais pu arriver à présenter un caractère véritable, mais toujours quelque variété secondaire d’un type général ou quelque forme inférieure d’une passion maîtresse quelconque. Il serait facile de multiplier les exemples ; je n’en citerai qu’un seul pour abréger. Voyez, dans l’incomparable épître à lord Cobham, le portrait de comte de Wharton, si célèbre à cette époque par les extravagances de sa conduite. Pope énumère avec une finesse pleine d’art les contradictions de ce bizarre personnage, débauché ce soir, mystique demain, cynique qui finit par se faire moine, partisan de la maison de Hanovre qui passa plusieurs de ses dernières années auprès du prétendant. Vous attendez que Pope vous donne, comme il a annoncé qu’il allait le faire, le nom que porte le caractère de cet homme. Eh bien ! au bout de cette longue description, tout ce que vous apprenez, c’est que Wharton fut tel par la crainte « que les coquins ne le traitassent de sot, »