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en sorte que voilà un caractère qui résulte non d’un vice général, mais d’un mode de ce vice; non de la vanité, mais de cette variété de la vanité qui s’appelle respect humain, et encore faut-il descendre à une subdivision de cette variété. Qui ne comprend que c’est là la méthode propre aux humoristes, lesquels considèrent tout caractère général comme une véritable entité métaphysique, et pour trouver l’homme s’arrêtent de préférence à quelque particularité occulte dont le jeu produit des résultats imprévus à la logique? Qui ne sait que c’est là aussi le procédé par lequel ils arrivent à des effets de surprise si singuliers et si amusans? Inconsciemment, Pope est donc retiré par ses qualités d’Anglais de ce qui est général, et rejeté dans l’individuel, voire même dans l’anecdotique. Sous ce dernier rapport, voyez la série d’anecdotes si divertissantes qui termine cette même épître à lord Cobham : toutes feraient la plus brillante figure dans le Tristram Shandy, et l’on conçoit très bien en les lisant le compliment du vieux lord Bathurst à Sterne, lors de son premier succès : « J’ai connu Addison, Pope et les autres beaux esprits du temps de la reine Anne; vous seul depuis lors me les avez rappelés. »

Parmi les poèmes moraux de Pope, il en est un qu’il faut séparer des autres pour son importance exceptionnelle et l’influence prolongée qu’il eut sur les esprits du dernier siècle, le célèbre Essai sur l’homme, dédié à ce lord Bolingbroke à qui, dit-on, revient l’honneur des idées qui y sont exprimées. C’est certainement le plus beau poème didactique des temps modernes ; je cherche en vain une autre œuvre qui puisse lui être comparée avec justesse. Ce genre, quelque peu froid, ennuyeux et ingrat, a produit sous la plume de Pope plus que la moisson de poésie qu’on est en droit d’en exiger, et plus que la somme de plaisir qu’on est en droit d’en attendre. Comme l’œuvre porte bien la marque de son auteur, et répond exactement à la nature que nous lui connaissons ! Ce ne sont point les méditations soutenues et rigoureuses d’un philosophe enfermé dans sa doctrine, ni les soliloques mystiques d’une âme croyante, ni les conférences délivrées d’une seule haleine d’un professeur de morale ; ce sont les causeries éloquentes d’un mondain éminent, qui a conquis le droit de parler sans être interrompu et que l’on écoute en silence sans lui répliquer autrement que par une muette admiration. Un auditeur invisible est présent dans ces pages. Pope le voit, le comprend, le devine, et lui par le comme il ferait à la table de lord Bolingbroke ou avec les visiteurs de sa maison de Twickenham. Selon ce que lui dit cet interlocuteur invisible ou la pensée qu’il lui suppose, Pope varie son discours avec une souplesse admirable. Tantôt il réplique avec une pétulance ironique qui veut punir quelque impertinente observation, tantôt