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Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 86.djvu/398

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Paris à la fin du Directoire : dans la masse à la fois lasse et affolée, les femmes et les jeunes gens précipitant la réaction, la bonne compagnie comme la mauvaise dansant aux bals par abonnement, l’agiotage, au lieu du travail, faisant sa proie du peuple, la délicatesse ayant disparu avec l’art de vivre et l’art de plaire.

De toute manière, que restait-il du XVIIIe siècle ? En dehors du salon de Mme de Staël, Delphine de Custine n’aurait su où causer. De la grande éducation du passé, elle avait gardé le tour d’esprit, la simplicité du langage, la noblesse des sentimens.

Aussi son premier soin fut-il de témoigner sa reconnaissance à l’homme obscur dont le dévoûment pour elle était inaltérable : alors que, sortie de prison, elle gisait dans son lit, abandonnée, vivant péniblement des ressources que lui procurait sa servante, Nanette Giblain, Gérôme, obligé de se cacher pour échapper à la réaction thermidorienne, envoyait de temps à autre, du fond de sa cachette, de l’argent à Nanette qui achetait du pain[1]. Mme de Custine eut le bonheur, en rendant à Gérôme les sommes qu’il lui avait prêtées, de lui sauver à son tour la vie. D’abord elle lui trouva un abri, puis l’aida par ses nouveaux amis à fuir en Amérique. Il y travailla, amassa une petite fortune et revint à Paris, où il fit d’heureuses spéculations de terrains. Devenu l’ami de la maison, Mme de Custine et sa famille le recevaient à toute heure.

Lorsqu’il rendait visite à sa protégée des jours de la Terreur, il lui disait avec une fierté qui ne se démentit jamais : « Je vous verrai quand vous serez seule. Lorsqu’il y aura du monde chez vous, je n’irai pas. Vos amis me regarderaient comme une bête curieuse ; vous me recevriez par bonté, car je connais votre cœur, mais je serais mal à mon aise chez vous, et je ne veux pas de cela. Je ne suis pas ne comme vous, je ne parle pas comme vous, nous n’avons pas eu la même éducation. Si j’ai fait quelque chose pour vous, vous avez fait tout autant pour moi ; nous sommes quittes. »

Personne n’a aimé Mme de Custine comme ce jacobin désintéressé et farouche ; et il ne lui a jamais avoué son amour, il le lui a prouvé. Sa conduite, son langage, ne cessèrent jamais d’être respectueux. Il avait conservé des drames terribles qu’il avait vus, et dont il avait été l’un des acteurs, je ne sais quoi d’étrange et de silencieux. Il ne parlait jamais de politique m de religion ; les événemens passaient au-dessous de lui, il ne s’en préoccupait plus. Ayant placé toute sa confiance dans le caractère et la discrétion de Mme de Custine, il l’avait prise pour confidente de ses chagrins domestiques. Gérôme mourut avant la vieillesse, dans les premières années de l’empire.

  1. La Russie en 1839, lettre III.