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pendant tout ce qui m’est arrivé (sa démission après le meurtre du duc d’Enghien). Que j’ai de choses à vous dire ! Quel plaisir j’aurai à vous embrasser, si vous voulez ou si vous pouvez faire le petit voyage que je vous propose ! Je vais passer quelques jours chez Mme de Custine, au château de Fervaques, près de Lisieux, et vous voyez par la date de ma lettre que je suis déjà sur la route. J’y serai d’aujourd’hui en huit, c’est-à-dire le 22 août. La dame du logis vous recevra avec plaisir ou, si vous voulez ne pas aller chez elle, nous pourrons nous voir à Lisieux.

« Écrivez-moi donc au château de Fervaques, par Lisieux, département du Calvados. Vous ne devez pas être à plus de 15 ou 20 lieues.

« Tâchons de nous voir pour causer encore une fois, avant de mourir, de notre amitié et de nos chagrins. Je vous embrasse les larmes aux yeux. Joubert a été bien malade et n’a pu répondre à une lettre que vous lui écriviez. Tout ce qui reste de la petite société s’occupe sans cesse de vous. Mme de Caud est très mal. »


Chênedollé vint à Fervaques ; Mme de Custine mit toute son amabilité en œuvre pour adoucir la sauvagerie de l’ami de Chateaubriand. Elle finit, la charmante femme, par gagner sa confiance et lui rendre chères les heures passées près d’elle. Il assista aussi à toutes les angoisses de cette âme qui s’était attachée de plus en plus, et qui ne se sentait plus nécessaire. Chateaubriand, dans ses Mémoires, si on les rouvre à cette date, dit que peu à peu son intelligence fatiguée de repos vit se former de lointains fantômes : sa vie, après la mort de Mme de Beaumont, était demeurée vide. « Des formes aériennes, houris ou songes, sortant de cet abîme, me prenaient par la main et me ramenaient au temps de la sylphide… J’avais ce que les pères de la Thébaïde appelaient des ascensions de cœur. »

C’était le voyage à Grenade qui se préparait dans son imagination. Le séjour à Fervaques fut néanmoins agréable. Il semble même que René fut plus aimable et plus tendre. Une lettre de lui, que nous n’avons pas, rappelait, quelques jours après, à la châtelaine, les beautés du logis qui l’avaient ravi ; mais son énumération, il paraît, n’était pas complète, si nous en jugeons par la réponse fine et émue de Mme de Custine[1] :

« 1804. — J’ai reçu votre lettre ; j’ai été pénétrée, je vous laisse

  1. Cette lettre a été retrouvée dans les papiers de Chênedollé par Sainte-Beuve. Il a également public dans un appendice les lettres de Mme de Custine à l’auteur du Génie de l’homme.