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les heurter de front: on ne peut faire en même temps œuvre de fétichisme et œuvre de propagande. Sait-on bien que le respect minutieux des productions étrangères est l’indice d’une santé littéraire très compromise? Rappelons-nous les époques robustes ; le XVIIe siècle puisait dans le théâtre italien, dans l’espagnol, il se les assimilait sans scrupules pour en tirer des créations vivantes. Depuis lors, les procédés d’assimilation sont devenus toujours plus timides, le souci critique s’est affiné en raison directe de la débilité de notre organisme. On arrive ainsi à faire de belles collections de muséum, on ne renouvelle pas son sang.

Si la Puissance des Ténèbres ne devait pas trouver une scène où se produire, si même, l’ayant trouvée, elle y devait échouer, on n’en pourrait rien inférer pour ou contre la valeur de ce drame. Il aurait sombré dans la gigantesque usine du plaisir parisien : elle ne se pique pas d’être le temple de l’art, mais de gérer sagement les intérêts d’une immense industrie, dont vivent tant de milliers de personnes. Comme dans les grands magasins, la foule y vient demander les modèles connus. Tous les vingt-cinq ou trente ans, la foule refait son éducation; elle est lentement façonnée par un petit groupe d’esprits aventureux, qu’elle a généralement conspués le premier jour. Parfois elle est extraordinaire d’intelligence, de bonne volonté; voyez comme elle a vite appris et goûté, dans l’art musical, les œuvres les plus difficiles d’accès! Le plus souvent, la résistance ne vient pas de la foule, mais de ceux qui lui donnent une direction et ne veulent pas la changer. Si le drame de Tolstoï ne désarme pas la critique, ses partisans pourront se consoler avec d’illustres souvenirs; ils se diront que le 26 février 1830, chez M. Viennet ou chez M. Baour-Lormian, pour condamner les horreurs débitées la veille au Théâtre-Français et le petit groupe d’énergumènes qui les avait applaudies, on devait tenir des propos fort semblables à ceux que la représentation du Théâtre-Libre a suscités. Ils reliront, dans le récit qu’en faisait naguère M. Larroumef, l’histoire des étapes de Shakspeare en France depuis un siècle et demi, de ses tribulations et de ses progrès continus, jusqu’au jour récent où nous l’avons accepté tout entier. Ils prendront quelque espoir en retrouvant mot pour mot, dans les jugemens de nos critiques sur Tolstoï, le libellé des jugemens de Voltaire sur le vieux Will. — « C’est dommage qu’il y ait beaucoup plus de barbarie encore que de génie dans les œuvres de Shakspeare. » — Je voudrais pouvoir citer tout au long la lettre à d’Argental : « Avez-vous une haine assez vigoureuse contre cet impudent imbécile (le traducteur de Shakspeare, Tourneur), et souffrirez-vous l’affront qu’il fait à la France? Il n’y a point en France assez de camouflets, assez de bonnets