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aux Russes les secrets de ce métier; mais pour rendre une vie plus jeune aux formules épuisées du drame, pour y ramener le naturel, la simplicité ; et surtout pour tâcher de remettre dans ces vieilles outres, qui sont excellentes, un peu du vin nouveau; pour déposer tout au fond nos conceptions philosophiques et nos aspirations morales, en un mot tout ce qui fit du théâtre, à ses lointaines origines, le plus noble des arts, le plus représentatif de la vie générale, le plus suggestif pour l’intelligence, le plus fortifiant pour l’âme.

Alors même qu’on ne reverrait pas sur une de nos scènes la pièce que le Théâtre-Libre nous a montrée, il resterait de cette représentation des souvenirs encourageans à plus d’un point de vue. Tandis qu’on jetait au public, l’autre soir, entre deux salves d’acclamations ardentes, ce nom de Tolstoï encore inconnu il y a si peu d’années, tandis que nous nous éloignions avec l’obsession de la pensée étrangère qui venait de s’imposer à la nôtre, je me reportais aux lieux où cette pensée naquit, sous les bouleaux solitaires de Yasnaïa-Poliana. Je la suivais dans son vol rapide, à travers tant d’espaces, tant d’obstacles, jusqu’à l’instant où elle était venue prendre corps parmi nous. J’admirais notre temps, ce temps vraiment humain, puisqu’il a créé ces communications soudaines entre les hommes, puisqu’il a fait du globe une machine intelligente, toute frémissante dévie spirituelle, dressée à recueillir sans cesse chaque idée particulière pour en former l’idée universelle. J’admirais notre pays, foyer collecteur et rayonnant de cette idée ; peu de jours auparavant, on nous dénonçait au monde comme un peuple de haine, un brandon de discorde; je regardais autour de moi, je ne trouvais que liberté d’esprit, bonne volonté et générosité intellectuelle, désir d’apprendre, de comprendre, d’admirer. Avec cette force, malgré tout, on est encore une « grande puissance, » si ce mot signifie quelque chose ; à coup sûr, on n’est pas et nous ne serons jamais une « puissance de ténèbres. »


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜE.