Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 86.djvu/603

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

désirs, sa vie fiévreuse, ses appétits multiples, sa soif de jouissances. La transition est trop brusque pour ces natures primitives ; l’instinct de préservation contre des dangers nouveaux n’a pas encore eu le temps de s’éveiller en elles.

Dans ce règne brillant et court de Kaméhaméha IV, auquel j’ai assisté, il m’a semblé voir l’image du sort qui attendait sa race et son peuple. Sans défiance contre cette civilisation qu’il aimait et dont il eût voulu, dans sa généreuse impatience, faire goûter à ses sujets tous les bienfaits, Kaméhaméha IV n’en soupçonnait pas les dangers et en subissait toutes les séductions. Entouré de jeunes hommes de son âge, Anglais et Américains, qu’attiraient et retenaient auprès de lui le charme de son accueil, sa prodigalité, ses goûts d’élégance et de confort, il se laissait aller sur cette pente, si naturelle à son âge, des plaisirs et de la camaraderie. A certains momens, sous l’empire de certaines influences, l’homme primitif, le sauvage, reparaissait sous l’homme civilisé, avec ses passions violentes et ses irrésistibles instincts. Il le sentait, en souffrait et luttait contre lui-même, se réfugiant alors dans l’intimité de la reine, de son fils le prince de Havaï, menant, des mois entiers, une vie régulière et sobre, jusqu’au jour où un incident quelconque, une partie de chasse, un dîner d’amis, réveillaient en lui la soif de l’eau-de-vie et le jetaient brutalement dans une de ces orgies dont il sortait brisé moralement et physiquement, honteux de lui-même, désespéré de sa faiblesse, épuisé par des crises d’asthme.

Un incident grave vint l’arrêter, mais trop tard, sur cette pente funeste.

Au nombre des familiers du palais se trouvait un Anglais, Nelson, qui vivait dans l’intimité du roi et favorisait sa liaison avec une femme du palais attachée au service de la reine. Le 3 août 1859, le roi, accompagné de la reine, de sa suite et de ses secrétaires, au nombre desquels figurait Nelson, se rendit dans l’île de Mauï, à Lahaina. Le 11, à la suite de libations copieuses et d’un entretien de quelques instans avec la favorite, le roi s’embarque seul sur sa goélette pour revenir à Honolulu. A quelques milles des côtes et à la tombée de la nuit, il donne ordre de virer de bord, rentre à Lahaina, se dirige vers le pavillon occupé par Nelson et l’appelle. Ce dernier ouvre la porte et tombe frappé d’une balle que le roi venait de lui tirer à bout portant.

Quel était le motif de ce crime ? On y mêla, bien à tort, le nom de la reine. On prétendit que la favorite avait excité la jalousie de Kaméhaméha pour se venger de la reine Emma, qui soupçonnait ses rapports avec son mari. La vérité était que la favorite, irritée contre Nelson, qui cherchait alors à détacher le roi d’elle, avait accusé Nelson de vouloir supplanter le souverain dans ses faveurs.