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dans le sang, déterminée par la plus forte accumulation d’atavisme qui se puisse imaginer. Tous ses ancêtres avaient appliqué à une même tâche un même esprit, borné chez quelques-uns, qui restèrent caporaux, développé chez d’autres, qui passèrent grands capitaines. Quand le roi de Prusse s’appelait Frédéric-Guillaume Ier, il coupait des uniformes, recrutait et habillait de beaux hommes pour un fils plus heureux ; quand il s’appelait Frédéric II, il donnait à ces hommes une âme militaire et en tirait bon parti. Né dans la condition la plus humble, Guillaume eût certainement choisi la carrière des armes ; il eût servi sans éclat et sans manquemens, supporté tous les rebuts, conquis à l’ancienneté les plus hautes situations. Sa naissance n’a fait que lui donner un peu d’avance sur le tableau ; elle le désignait en outre pour un grade spécial qui vint à vaquer, celui de roi. Si l’on veut comprendre les Hohenzollern, il ne faut jamais oublier que, dans l’esprit de ces princes, le titre royal est ramené à sa signification originelle : c’est un grade supérieur dans l’armée, rien de plus. Comme leur nation n’est qu’une armée, comme le bien-être des troupes est une chose de première conséquence pour la guerre, comme l’activité d’un général doit embrasser toutes les connaissances pour les rapporter toutes à l’idée fixe, ces princes peuvent fournir de grands règnes, voire même des règnes prospères et éclairés, malgré l’étroitesse de leur conception initiale.

Préparé à sa destinée par la pensée antérieure de toute une race, le futur empereur y fut affermi par toutes les circonstances de sa jeunesse. Il vit de près les calamités qu’on subit quand l’armée n’est pas bonne. Après le désastre d’Iéna, la reine Louise lui avait dit : « L’armée n’a pas répondu à la confiance du roi. » Il résolut d’en former une qui répondit mieux à cette confiance ; et former une bonne armée, c’était former une bonne Prusse, les deux termes étant identiques. Dès lors, cet objet précis, limité, absorba toutes les facultés du jeune homme. Dans une de ses lettres à son ami, le général Natzmer, il décrit une fête à la cour et fait confidence des rêveries qu’il y portait : « Je pensais à la cavalerie… » Cette citation dispense de toutes les autres. Soixante ans plus tard, la même préoccupation le poursuivra dans les cérémonies impériales ; une seule est indispensable, la parade. Pour y assister, il se fera hisser sur son cheval jusqu’aux extrêmes limites de la vieillesse. Quand la maladie lui interdit tout autre travail, une seule affaire ne souffre pas de retard, un seul rapporteur a accès dans sa chambre, le général d’Albedyll ; chaque matin, il règle avec le chef du cabinet militaire l’état d’avancement des officiers, il veut connaître personnellement les nouveaux promus. Et cela jusqu’au dernier jour.