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Partout ailleurs, son pouvoir est nul, et, comme l’a remarqué M. Duveyrier, « Sa Majesté chérifienne est souvent forcée de faire parler la poudre lorsqu’elle veut lever l’impôt dans des cantons visibles sans télescope de l’une quelconque de ses capitales. » Quand M. de Foucauld visita la redoutable forteresse à deux enceintes de Kasba-Tadla, il n’y trouva qu’un être vivant, un pauvre hère qui, assis devant sa porte, disait mélancoliquement son chapelet : « Quel était cet ascète, vivant dans la solitude et la prière ? D’où lui venait ce visage désolé ? Faisait-il, pécheur converti, pénitence de crimes inconnus ? Était-ce un saint marabout pleurant sur la corruption des hommes ? Non, c’est le caïd. Le pauvre diable n’ose sortir ; dès qu’il se montre, on le poursuit de huées. »

Plus heureux est le caïd des Glaouas. On ne le hue point, et sa parole a encore quelque poids, à la condition qu’il ne coûte rien, qu’il n’ordonne rien, qu’il ne se mêle de rien. Plus loin, au cœur du blad-es-siba, le sultan n’est plus qu’un ennemi ou un inconnu. M. de Foucauld demandait un jour à des Ida ou Blal s’ils avaient jamais eu des relations avec Mulei-Hassen. « Si, répondirent-ils, nous en avons eu, il y a dix-huit mois. » Et ils lui racontèrent que, comme les agens, envoyés par le sultan pour ramasser l’impôt dans le Ras-el-Oued, s’en retournaient avec des mulets chargés d’argent, leur tribu avait organisé une razzia et tout enlevé, l’argent, les armes et les chevaux : « voilà, ajoutaient-ils, l’histoire de nos dernières relations avec le sultan. » C’est ainsi qu’on trouve au Maroc, plus encore que dans tout autre pays conquis par les Arabes, l’éternelle opposition de deux principes : un césarisme, grossièrement imité de Rome et de Byzance, y lutte à armes inégales avec des tribus qui, obstinément fidèles à leur antique régime, se retranchent dans leur flore indépendance, haïssent les grandes agglomérations d’hommes comme des entreprises contre le droit naturel et traitent le maître en ennemi.

Mulei-Hassen ne possède son empire que dans son impériale imagination. Cela suffit pour procurer des joies à son orgueil ; mais il est trop avisé pour ne pas avoir des inquiétudes, pour ne pas se prémunir contre les accidens. A quelques journées de marche de Meknas, le territoire est possédé par les Zaïan, lesquels peuvent armer jusqu’à 18,000 cavaliers. Le sultan entretient chez eux un magistrat in partibus, qui, trop heureux qu’on le laisse vivre en paix, est seul à se douter qu’il est caïd et à savoir qu’il existe un sultan. Les Zaïan ne reconnaissent d’autre autorité que celle de deux familles de chérifs. « Le sultan a grand soin de rechercher l’amitié de ces redoutables maisons, qui, du haut de leurs montagnes inaccessibles, pourraient précipiter des torrens d’envahisseurs dans le pays des bureaux et renverser son trône. » Il leur fait mille avances ; cadeaux, honneurs, il ne leur refuse rien ; il leur offre jusqu’à des alliances dans sa famille.