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Quelquefois on est si las de la grande musique, ou de celle qui veut être grande, et des efforts, et des systèmes, et des doctrinaires qui veulent briser les anciens moules ! Oh ! ne me parlez pas des gens qui veulent briser les anciens moules, commencer une ère nouvelle, et autres sottises. Voyez-vous, il n’y a pas d’anciens moules ; je crois même qu’il n’y a pas de moules du tout. Seulement nous faisons de ces phrases-là, nous autres critiques, pour avoir l’air de dire quelque chose et d’éclairer les populations. Au fond, il y a la belle musique et la laide ; la vilaine et la jolie. La musique de Madame Turlupin est très jolie, voilà tout. Le moule en a déjà seize ans, je crois ; mais M. Guiraud a bien fait de ne le point briser ! Il n’a pas fallu grand’chose au compositeur : un vieux canevas sans prétention, presque sans intrigue ; de vieux personnages bons enfans : un ménage de chanteurs ambulans et leur troupe, un aubergiste, un capitaine Rodomont, une Isabelle et son amoureux, et des mots comme celui-ci : « Mais vous êtes en nage, mon pauvre ami ! — Pour vous, madame, je m’y jetterais… à la nage. » Deux petits actes, pas plus ; un chœur de mousquetaires au début ; un peu partout, une romance, une ronde, un ou deux trios, un quatuor, et voilà un petit bijou d’opéra-comique, sans façons et surtout sans mauvaises façons, plein de grâce, d’esprit, d’idées fines encore, affinées par la constante élégance du style, par la distinction de l’harmonie et de l’instrumentation.

Dieu, comme M. Guiraud doit souffrir ! Aussi n’insisterons-nous pas. Nous ne parlerons ni du ravissant petit trio, qui termine le premier acte, ni de la romance pénétrante de Maguelonne, qui vaut peut-être celle de Cendrillon, ni d’un petit quatuor dans l’obscurité, qui n’est pas indigne de celui de Joconde, ni enfin d’un autre petit trio (au second acte), que n’eût pas désavoué un illustre ami de M. Guiraud, l’auteur de Carmen et du quintette : Nous avons en tête une affaire. Oui, M. Guiraud écrit dans la langue des vrais musiciens, des vieux musiciens même, sans pour cela se priver d’aucune des ressources modernes ; il les emploie, et en connaisseur. Sa partition a seize ans ; décidément on n’est pas toujours vieux à cet âge-là ! Je ne veux point parler des excellens interprètes de Madame Turlupin. Pour peu que Mlle Merguillier et M. Fugère eussent le caractère de l’auteur, ils ne me pardonneraient pas.


CAMILLE BELLAIGUE.