Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 86.djvu/697

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il est à Bruxelles d’autres exécutans qui méritent une mention plus qu’honorable, un chaleureux éloge. Nous avons eu la chance d’entendre un concert du Conservatoire, dans une salle de dimensions parfaites et d’acoustique excellente, comme il en manque une à Paris. Notre Conservatoire est trop petit, et quant au Trocadéro, mieux vaudrait faire de la musique en face, sur le Champ de Mars. Nous n’avons rien de pareil comme local ; comme orchestre, nous n’avons rien de mieux, ni chez M. Lamoureux, ni rue Bergère. L’orchestre de M. Gevaert au Conservatoire est le même que celui de M. Dupont à la Monnaie, plus les professeurs de la maison, et quelques dames, en sûreté parmi les Belges sérieux. Sérieux, ils le sont, et disciplinés sous un bâton infaillible, sous une autorité qu’on ne discute pas ; sérieux, mais passionnés aussi quand il faut, unissant à leurs qualités solides d’hommes du Nord une ardeur et une jeunesse méridionales. Ils ont joué avec une netteté parfaite, avec des sonorités de cordes tout à fait remarquables, des œuvres terriblement difficiles : la symphonie de Raff Dans la forêt, l’ouverture de Faust de Wagner, contemporaine et un peu voisine de Manfred. De Wagner encore, ils ont joué Siegfried-Idyll, ce morceau composé par le maître pour la naissance de son fils. Que de motifs là-dedans : celui du feu, celui du cor de Siegfried ! etc. Que d’affaires pour la venue d’un petit enfant ! Toute la mythologie au pied d’un berceau ! Mais que la première phrase est espressive, et qu’elle eût fait à elle seule une délicieuse chanson de nourrice !

Maintenant revenons à Paris. M. Paravey vient de monter à l’Opéra-Comique un charmant ouvrage, tout à fait dans le ton de la maison, de la vieille maison d’autrefois : Madame Turlupin, de M. Ernest Guiraud. Pourquoi ne joue-t-on pas plus souvent M. Guiraud ? Parce qu’il écrit rarement. Et pourquoi écrit-il rarement ? Parce qu’il a encore plus de modestie que de talent. Auprès de lui, une violette aurait l’air d’une effrontée. M. Guiraud ne parle jamais de sa musique, on le gêne quand on lui en parle, surtout en bien. Tant pis si nous sommes forcé de le mettre mal à son aise.

Il y a depuis plus de cent ans, dans notre musique française, un petit courant toujours discret, souvent caché ; l’on tâche bien de le tarir, on y jette de grosses pierres ; mais le ruisseau, trop faible pour emporter les obstacles, les tourne. Il passe par-dessous ou par derrière, et reparaît un peu plus loin, toujours clair, toujours chantant. Gounod fait le Médecin malgré lui, Offenbach, la Chanson de Fortunio, M. Delibes, le Roi l’a dit, M. Guiraud, Madame Turlupin ; comme autrefois on faisait le Tableau parlant, le Nouveau seigneur du village, Joconde, et depuis, le Chien du jardinier ou Bonsoir, monsieur Pantalon. Et de temps en temps nous sommes tout étonnés, tout ravis de nous trouver à nous-mêmes de la gaîté, de l’esprit, et de savoir encore sourire.