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Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 86.djvu/710

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nous changeons aisément en lui, c’est qu’il s’est d’abord, lui, changé en chacun de nous-mêmes. Nous lui sommes reconnaissans d’avoir si bien compris ce qu’il y a tout au fond de nous de plus secret et de plus personnel ; et nous disons que M. Sully Prudhomme est le plus pénétrant de nos poètes, parce qu’il en est celui qui a le mieux connu le pouvoir de la sympathie.

C’est cette sympathie qui s’est étendue des choses de la sensibilité à celles de l’intelligence ; et, tout en regrettant l’abus des formules de la science et de la philosophie, ou des périphrases qui les suppléent, dans le Bonheur comme dans la Justice, on doit cependant reconnaître que l’effort et l’exemple de M. Sully Prudhomme n’auront pas été tout à fait inutiles. Assurément, à sa manière plus savante et plus précise, je continue de préférer, pour ma part, la manière dont Lamartine et Vigny, par exemple, ont entendu et traité la poésie philosophique, plus sommaire, plus large, plus poétique de son vague même et d’une certaine inexactitude. Ne faut-il pas convenir toutefois que, vivant au XIXe siècle, ils sont demeurés trop indifférer à ce mouvement scientifique, dont chaque progrès renouvelait autour d’eux la forme de la civilisation contemporaine et la constitution de l’esprit humain ? Philosophique ou scientifique, nous avons vu de nos jours une seule hypothèse, comme celle de Schopenhauer ou celle de Darwin, renverser de fond en comble les anciennes conceptions de la nature, de l’homme et de la vie. Et il est bien vrai que, lorsqu’elles ont paru ou commencé de faire fortune, Lamartine et Vigny avaient cessé d’écrire, ou au moins d’être poètes. Mais combien d’autres en pourrions-nous citer que l’on s’étonne un peu qu’ils n’aient pas l’air d’avoir connues seulement ! Je ne dis rien de Victor Hugo : son Ane parle assez pour lui.

À ces révolutions de la science et de la philosophie, M. Sully Prudhomme a toujours cru que, sans perdre, pour ainsi dire, son contact avec la pensée contemporaine, et sans cesser d’être une occupation virile, la poésie ne pouvait demeurer étrangère. Qu’est-ce que la justice ? Quand il a voulu traiter cette question, dont sans doute la « position » n’a rien qui répugne à la poésie, il eût cru manquer non-seulement à son sujet, mais à sa conscience et à sa probité d’artiste, s’il n’avait pas d’abord interrogé sur leur définition de la justice la science, la philosophie, et la théologie même. Pareillement, dans le Bonheur, — et puisque le bonheur, tel du moins que nous le pouvons imaginer, ne consiste qu’en trois choses, qui sont sentir, savoir et pouvoir, — c’est ainsi que le premier chant ou la première partie contient toute une psychologie de la sensation, la seconde une critique rapide de la métaphysique et de la science entières, et la troisième une exposition du système du monde. Il sait d’ailleurs, et il le dit lui-même, que a si la curiosité, à titre de passion, relève de la poésie, la recherche ne peut avancer sûrement sans ramper, ni aucune notion s’éclaircir