Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 86.djvu/711

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sans se décolorer. » Attiré cependant par « la difficulté d’art, » il n’en a pas moins persévéré dans la tentative ; et nous, quand nous serions plus sûrs encore que nous ne le sommes de sa stérilité, nous ne voudrions pas cependant en avoir méconnu l’intérêt. Car, s’il n’y a pas de progrès en art, ou du moins s’il est certain que la poésie ne se perfectionne pas d’âge en âge, comme la machine à vapeur ou comme le télégraphe, il est cependant certain aussi que rien de grand ne s’est fait en art qui n’ait été plusieurs fois tenté, et que rien n’a réussi qui n’y ait d’abord, presque toujours, été manqué.

C’est ce qui s’ajoutera aux autres mérites de M. Sully Prudhomme pour lui marquer sa place dans la poésie contemporaine et achever de caractériser son originalité. Rien en effet ne serait plus injuste que de ne pas dire en terminant de quelles beautés neuves nous sommes redevables, et dans le Bonheur même, à cette constante préoccupation de science et de philosophie. Elle ne fait pas seulement une grande part de la beauté de la conception ; elle ne donne pas seulement, en général, au vers de M. Sully Prudhomme, une plénitude unique de sens ; elle lui a encore dicté tant de stances charmantes que je ne veux pas disputer au lecteur le plaisir de lire dans le poème lui-même ; et elle lui a procuré, dans la dernière partie, deux ou trois des plus belles visions qui aient jamais traversé une imagination de poète. Car, vous ne penserez pas, ou vous vous tromperez, qu’un poète moins philosophe eût inventé les traits dont M. Sully Prudhomme nous a représenté, dans le beau fragment intitulé le Retour, la Terre, veuve, ou plutôt à jamais délivrée de l’homme, son pesant fardeau ?


Dans la faune et la flore une fixe harmonie,
Fait durer chaque espèce autant que son milieu ;
L’homme seul, conquérant devenu demi-dieu,
Finit avant le monde où régna son génie,
Et ses sujets ont tous à leur roi survécu.
La vie a déserté, d’âge en âge plus brève,
Son corps plus affaibli par le luxe et le rêve ;
Par sa victoire même il a péri vaincu.


De même encore, qu’y a-t-il de plus net et en même temps de plus beau, de plus simple et de plus grand que cette belle image de la Mort, avec Faustus et Stella dans ses bras, l’aile ouverte, suspendue au-dessus de la Terre, et comme en libration dans le bleu de l’éther infini ? Mais un poète savant la pouvait seul trouver, je veux dire un poète qui connût, qui sentît autrement que par un ouï-dire de ouï-dire la beauté du système du monde et la simplicité des lois de la gravitation. Et pareillement aussi, lorsque, dans sa course rapide, la Mort, d’étoile en étoile, emporte les Élus au-delà même des deux visibles et connus…