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âme, mû par une volonté, obéissant à des principes, exécutant un programme. Seule, la pensée royale lui donnait l’unité, lui imprimait le mouvement. Le conseil des ministres n’existait pas par lui-même; il s’absorbait, se noyait, pour ainsi dire, dans le conseil privé, expression permanente du gouvernement aristocratique, institution mal définie, mais tellement vivace qu’elle avait fait sentir son autorité même sous Henry VIII et sous Elisabeth. Nous voilà bien loin du jeu de bascule parlementaire, de la rotation régulière des partis, que nous associons depuis cent ans, avec raison, à la notion du gouvernement anglais, et, sans raison, au souvenir de la révolution de 1688.

Les lecteurs les moins instruits, ceux qui n’ont étudié l’histoire de la reine Anne que dans le Verre d’eau d’Eugène Scribe, savent à merveille que, sous ce règne, les changemens de cabinet eurent pour cause des lubies féminines, des influences de favorites. A l’avènement des Brunswick, le ministère devient franchement whig. C’est qu’alors whig signifie Hanovrien, ami du roi ; tory veut dire rebelle, antidynastique. Les whigs entendaient bien rester toujours au pouvoir. En effet, ils y restèrent quarante-six ans; en politique, c’est un peu plus que l’éternité.

On suit difficilement l’histoire des partis sous le long ministère de Walpole. Ce ministre réconcilie avec la dynastie hanovrienne la gentry provinciale, parce que, étant sorti d’elle, il connaît ses sentimens, pratique ses mœurs et lui par le son langage. Il ramène l’église au gouvernement, parce que, en vingt ans, il la remplit d’évêques rationalistes, ou, pour parler la langue du temps, latitudinariens. Pendant ce temps, Wyndham, le porte-parole des tories, demande des parlemens triennaux, réclame contre l’intolérance, contre la vénalité des grades, adopte l’une après l’autre toutes les thèses libérales. Les deux partis ont changé de politique, comme les deux ours changent de tête dans un vaudeville célèbre. La tête ! Ce n’est plus la tête qui dirige. « Les partis, nous dit Pulteney[1], sont comme les serpens : c’est leur queue qui les met en mouvement. » Impossible d’analyser tout ce qui s’agite de sots préjugés et de passions sordides dans ces bas-fonds d’où part l’impulsion. La corruption est à son comble. Un siège au parlement vaut 1,000 guinées. Sur 550 membres que contient la chambre, j’en trouve 271 sous George Ier, 257 sous George II qui touchent des pensions ou détiennent des sinécures. Lorsqu’un scandale éclate, lorsque le parlement se prépare à juger un cas de corruption, soyez sûr que la majorité va frapper un innocent, et faire, au nom des principes, un nouvel abus de la force. La farce juridique

  1. Pulteney, plus tard lord Bath, était un des chefs du parti whig indépendant.