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paternel pour « s’en aller par ce monde de Dieu, » si content de la vie libre, qu’au milieu de ses misères et de ses dangers, il ne regrettait jamais l’ancienne aise et sécurité. « Pain d’autrui est pain de douleur, pain de sang, dit un autre picaro, quand même tu le recevrais de la main de ton propre père. » Pain mendié et pain volé honoraient au contraire leur homme ; c’était preuve qu’il avait « eu du cœur » et refusé de se soumettre à une discipline ou un travail.

La passion de l’indépendance et du mouvement avait été déchaînée sur l’Espagne par les événemens de la fin du XVe siècle. La même année 1492 avait vu la découverte de l’Amérique, la prise de Grenade sur les Maures et l’expulsion des Juifs, qui donnaient l’exemple avilissant du travail. Presque aussitôt, l’Espagne se jeta sur l’Italie, où ses soldats, selon l’expression du pape Paul IV, de valets d’écurie qu’ils étaient, devinrent les seigneurs du pays. Des récits inouïs arrivaient du Nouveau-Monde, terre du rêve, terre des découvertes mirifiques, des conquêtes romanesques et des fortunes fabuleuses. D’autres récits inouïs arrivaient d’Afrique et d’Orient, disant les souffrances des chrétiens esclaves chez le Turc ou l’Algérien et excitant à la lutte sainte contre l’infidèle. De tous les côtés, par toutes les mers, c’était une invasion de nouvelles extraordinaires, de nouvelles à tourner les têtes, que le peuple colportait à travers le royaume au moyen des hôpitaux et des cabarets. « C’est là, disait Yañez y Rivera, que l’on apprend les nouvelles d’Italie, de Constantinople, des Indes ; car les pauvres passent leur temps, dans les hôpitaux et les cabarets, à se les communiquer et à en raisonner. » L’hôpital surtout était le journal du peuple, au point qu’on y entrait sans nécessité, pour « savoir les nouvelles. » De plateau en plateau, de sierra en sierra, l’histoire merveilleuse volait, et, à mesure qu’elle pénétrait au fond des provinces, on voyait s’établir un courant en sens inverse. Du haut des montagnes des Asturies, de la Castille et de la Navarre, des bandes descendaient vers les ports d’Andalousie où galères et caravelles étaient sans cesse en partance pour l’Italie et l’Amérique. Mais, quelque grandes que fussent les armées et les flottes, elles ne pouvaient accueillir tous ceux qui auraient voulu être soldats ou explorateurs. Les hommes rebutés par les recruteurs traînaient leur déception jusqu’à la mort. Il suffisait d’avoir eu la vision des batailles et des expéditions à la découverte pour ne plus trouver d’occupation qui ne fût au-dessous de soi, et l’Espagne se couvrait de désœuvrés de l’orgueil.

Si l’on ajoute que cette commotion se produisait au moment où l’Espagne entrait dans le mouvement qui a transformé, dans toute