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l’Europe, les royaumes du moyen âge en états modernes ; où ses grands perdaient leur influence, ses villes leurs libertés ; où son clergé se détachait de Rome pour se rattacher au roi ; où une ère nouvelle enfantait des mœurs nouvelles et ébranlait l’ancienne hiérarchie des classes ; si l’on ajoute encore que la secousse de la réforme se joignait à toutes les autres, on conviendra qu’il y avait de quoi donner la fièvre à un peuple, et Charles-Quint acheva de mettre le feu aux imaginations par son exemple. Le grand politique a quelque peu masqué chez ce prince, aux yeux de la postérité, le roi-chevalier. La silhouette familière à tous est celle de l’homme d’état dissimulé, habile et froid, qui tint sa mère en prison pendant trente-neuf ans. On en a presque oublié le Charles-Quint des tournois et des batailles, le dernier roi paladin de l’Espagne.

Nous possédons un portrait immortel du Charles-Quint paladin, le portrait équestre de Titien que l’on voit au musée de Madrid. Le monarque est représenté sur le champ de bataille de Muhlberg. Il galope. Cuirassé, casqué, panache au vent et lance au poing, il a les yeux pleins de feu, il est très laid et il a un air d’Amadis. C’est bien le cavalier fameux dont ses soldats disaient qu’en naissant roi, il leur avait fait perdre le meilleur chevau-léger du siècle. Il a l’air en route pour Tunis, où il fit tant et si bien le chevau-léger à l’avant-garde, tout roi qu’il était, que le marquis de Gouast, commandant de l’armée, lui donna l’ordre de se retirer. Le discours qui va s’échapper de sa bouche entr’ouverte est certainement celui qu’il prononça à Rome devant le pape et ses cardinaux, et dans lequel il surpassa don Quichotte en offrant de terminer la guerre avec François Ier par un duel, où tous deux seraient en chemise et se battraient sur un pont ou une galère. Tel Titien l’a peint, tel les contemporains le décrivent, roi-chevalier en paix comme en guerre, l’un des premiers de son temps pour rompre une lance, courir la bague, lutter à la barre, trois et quatre fois paladin pour ses sujets espagnols, car « il tuait le taureau ! « Il descendait dans l’arène, et il était l’espada qui attend le taureau et le tue en face, d’un coup droit. Être le roi et « tuer le taureau, » c’est être roi d’Espagne jusqu’aux moelles, avec intensité et à outrance.

L’esprit chevaleresque se gagne, tout comme la peur et la férocité. Un prince ainsi fait, la fleur des tournois, carrousels et escarmouches, la terreur de l’hérétique et de l’infidèle, devait exaspérer la folie héroïque et aventureuse chez un peuple imaginatif. À mesure qu’elle grandissait, le mépris du travail croissait d’autant, et aussi l’orgueil, magnifique à force d’absurdité ; on se traitait entre mendians de señor hidalgo, de votre grâce ou votre noblesse. Il devenait impossible de rester en place, de se contenter d’un sort