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Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 86.djvu/881

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humble et laborieux. L’Espagne s’élançait à la conquête du monde, l’ancien et le nouveau, et, en fin de compte, l’inquiétude des esprits profitait à la gueuserie. On voit dès Charles-Quint l’armée des picaros se mettre en route vers les hautes destinées qui l’attendaient sous Philippe II. L’aventurier revenu d’Amérique, désaccoutumé du travail et la poche vide, lui était tout acquis. À elle les éclopés de la guerre, gent hautaine qui n’admettait que la vie noble, pure de négoce et d’industrie. À elle le paysan ruiné par le passage incessant des recrues et des peruleros[1]. À elle, par la contagion de l’exemple, le fainéant et l’irrésolu. À elle enfin, par les facilités qu’offrait tant d’eau trouble, quiconque se sentait la vocation de la friponnerie. C’est dans la dernière catégorie qu’il convient de ranger ce petit vaurien de Lazarillo de Tormes, la gloire de la confrérie, venu au monde lorsque celle-ci commençait à être en beau chemin. L’illustre garnement ne nous donne pas son extrait de baptême, mais il dut entrer dans la carrière à peu près au temps où le premier arrivage de l’or du Pérou (1533) confirmait les Espagnols dans l’idée qu’il était beau de ne rien faire.


II.

Le père de Lazarillo avait « souffert persécution à cause de la justice, » et le pauvre homme était mort. Son fils ajoute dévotement : « J’espère qu’il est dans la gloire, car l’évangile nomme bienheureux ceux qui ainsi souffrent. » Il est à noter que les héros des romans picaresques se croient tous au mieux avec le ciel et comptent avec pleine confiance sur leur part de paradis. Dans leur théologie, « faire le mal vient de notre fonds naturel, » de sorte que nous n’en sommes pas responsables. D’ailleurs, il y a manière de s’y prendre avec Dieu. Il n’est pas de métier où l’on ne puisse le servir. Lorsqu’un voleur n’avait jamais failli à offrir, sur ses profits, des cierges au saint son patron ; lorsque, de plus, il était humble de cœur et « remettait tout à la miséricorde de Dieu, rien à sa justice, » il pouvait avoir l’âme en paix : son patron veillait sur lui du haut des cieux et Dieu le recevrait dans sa gloire. En revanche, le négligent, qui laissait à ses héritiers le soin de faire prier pour son salut, courait grand péril. « Il est bien important, dit une vieille picara de Cervantes, qu’on porte ses cierges devant soi avant l’heure de la mort… Allons, ma fille, ne sois pas chiche. »

La mère de Lazarillo avait aussi « souffert persécution, » et la

  1. Surnom de ceux qui allaient chercher fortune en Amérique.