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Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 86.djvu/888

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« — Lazare, tu m’as trompé ; je jurerais que tu as mangé les raisins trois par trois.

« — Non, répondis-je ; mais pourquoi soupçonnez-vous cela ?

« Le malin aveugle dit : « A quoi je vois que tu les mangeais trois par trois ? À ce que je les mangeais deux par deux et que tu ne disais rien. »

« Je ris en moi-même, continue Lazarillo, et, quoique enfant, je notai le fin raisonnement de l’aveugle. »

Avec un pareil homme, que pouvait l’enfant le mieux doué pour la coquinerie ? Le pauvret était sans cesse découvert et roué de coups. S’il avait du moins pu se rassasier, ce n’eût été que demi-mal ; mais il se mourait de besoin. Ce fut ainsi que Lazarillo connut le mal d’Espagne.

On sait combien les famines étaient fréquentes au temps passé. Elles étaient l’accompagnement obligé de toutes les grandes calamités publiques : invasions, pestes, guerres civiles prolongées. Mais on chercherait peut-être en vain, dans l’histoire, une nation qui, sans catastrophe intérieure, sans avoir été troublée que par de courtes insurrections, sans avoir pour ainsi dire vu d’ennemis sur son sol, et ayant atteint au contraire le point culminant de sa puissance et de sa gloire, ait autant souffert de la faim, aussi longtemps, et parmi un aussi grand nombre de ses classes, que l’Espagne de Charles-Quint et de ses successeurs. Que les déguenillés crèvent de faim, c’est la règle partout. Mais que des gentilshommes et de belles dames, vêtus de soie et de velours, manquent de pain dans leurs grand’salles, c’est ce qui ne se voit guère. Et ce qui ne s’est jamais vu, c’est la manière tranquille, noble, stupide et héroïque dont ils se passaient de manger jusqu’à en défaillir, parce que c’eût été déroger que de chercher à gagner son dîner. À ce point de vue spécial de la faim, les romans picaresques contiennent d’excellentes leçons d’histoire. On y jeûne depuis le bas de l’échelle sociale jusqu’à une hauteur qui surprend. Quand la faim n’est pas en scène, on la sent derrière la toile, qui guette le héros ; on sent que, pour tous ces gens-là, le duel avec le sort, c’est le duel avec elle. « Il est bon d’avoir un père, bon d’avoir une mère, il est meilleur d’avoir à manger, » dit un vieil écrivain espagnol. « Je n’ai jamais senti de pire indigestion que celle que cause la faim, » dit un autre. « Il n’y a pas de mauvais pain pour la faim, » déclarait Guzman de Alfarache, qui avait été à deux doigts de périr d’inanition. Aucun écrivain n’approche de l’éloquence sauvage du peuple, qui avait inventé ce dicton : « Les peines accompagnées de pain sont bonnes. »

A mesure qu’on s’élève au-dessus des basses classes, la faim suit. « La gale et la faim, dit Cervantes, sont inséparables des