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étudians. » Le gentilhomme de Tolède qui prend Alonso[1] à son service est mis à la dernière mode. Son grand manteau est doublé de panne. Ses gants sont parfumés à l’ambre, et non à la cannelle comme ceux des gens de peu. Il porte l’épée dorée, la chaîne d’or au col ; il a un beau logis, de beaux meubles et sa femme possède des bijoux de prix. Mais il n’a « ni place, ni rentes, ni aucun moyen d’existence ; » il n’y a dans la maison « ni pain ni de quoi en acheter. » Maîtres et serviteurs jeûnent du matin au soir et du soir au matin. Le même Alonso, arrivant à Valence, se place chez une veuve de bonne mine, qui avait déjà deux suivantes. On n’y mangeait rien non plus, ce qui s’appelle rien, faute d’argent, et Alonso passait les nuits à raconter des histoires à sa maîtresse pour lui faire oublier le souper. « Ce qu’il y avait de pis, raconte-t-il, c’est qu’étant des gens honorables et délicats, il ne s’agissait pas de rien demander. Il fallait souffrir et se taire. » La meilleure preuve que de semblables aventures n’avaient rien que d’ordinaire, c’est que valets et suivantes se résignaient, au moins pendant un temps, comme nous venons de le voir faire à Alonso et comme nous le verrons faire plus loin à Lazarillo.

Il fallait cependant que les maîtres ne rendissent pas le sacrifice trop lourd aux serviteurs en y ajoutant les mauvais traitemens. L’aveugle n’eut point cette prudence. Sous prétexte que Lazarillo le menait toujours par les plus mauvais chemins, et exprès, ce qui était vrai, il lui donnait tant de coups de son bâton et lui arrachait tant de poignées de cheveux, que l’enfant avait la tête pleine de bosses et toute pelée, les dents cassées, le visage écorché. Ce fut ce qui le décida à abandonner son maître. Auparavant, il voulut se venger. Un jour de grande pluie, étant à mendier dans un village de la Castille, il mena l’aveugle en face d’un pilier de pierre et lui recommanda de bien sauter, parce qu’il y avait un ruisseau à traverser. Le vieillard prit son élan et alla donner de la tête contre le pilier, « qui résonna aussi fort que si on y eût brisé une grosse calebasse. Il tomba à la renverse, demi-mort et la tête fendue. » Lazarillo gagna d’un trot l’entrée du village, et il n’a jamais su « ce que Dieu fit de l’aveugle. » Toutefois, il ne fut point ingrat. Il n’oublia jamais les leçons lumineuses de son vieux maître sur la morale mise à la portée des petites gens et, en général, sur les affaires de ce monde. Il lui en garda dans son cœur une profonde reconnaissance et se plut à lui reporter l’honneur des succès qu’il eut dans la suite. « Après Dieu, dit-il, ce fut lui qui me donna la vie et qui, bien qu’aveugle, m’éclaira et me guida dans le chemin du monde. »

  1. Alonso mozo de muchos amos, par Jeronimo de Alcala Yañez y Rivera.