Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 86.djvu/894

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
IV

Malgré tout ce qu’il avait souffert dans ce logis, il s’en éloignait avec une certaine tristesse. Il en était venu à douter qu’il y eût des maisons où les serviteurs mangeassent. « Je réfléchissais, et je me disais : j’ai eu deux maîtres. Le premier me faisait mourir de faim. Je l’ai quitté, et je suis tombé sur cet autre, qui m’a mis dans ma fosse… Et si je tombe sur un autre encore pire ? Il ne me restera qu’à mourir ! » Il n’avait point si tort ; néanmoins, en attendant qu’il eût un troisième maître, les choses allèrent assez bien. Il vécut d’aumônes mieux qu’il n’avait vécu en travaillant, et il n’était pas le seul, quelque singulier que cela puisse sembler. Dans ces vieux siècles où les âmes nous paraissent si dures, jusque dans cette Espagne dont la littérature n’est jamais traversée, sauf dans Don Quichotte, par un rayon de pitié, la main du pauvre s’ouvrait pour donner au très pauvre, rendant ainsi possible l’existence d’une population de mendians et de vagabonds. La charité populaire contre-carrait les efforts des gouvernans pour enrayer le mal, tellement que l’on retrouve dans les vieilles législations de plusieurs pays des édits contre les faiseurs d’aumônes. Une ancienne loi française, remise en vigueur à peu près du temps de Lazarillo, punissait d’une grosse amende quiconque donnait à un mendiant. En Angleterre, une ordonnance d’Edouard III, confirmée par son successeur, édictait la peine de l’emprisonnement contre toute personne qui, « sous couleur de pitié ou de faire la charité, » donnerait quoi que ce fût à un mendiant valide. La grande bonne volonté qui rendait de telles lois nécessaires n’empêchait pourtant point que ce fût une énigme qu’une nuée de Lazarillos grands et petits, jeunes et vieux, mâles et femelles, pût subsister, même très mal, le long des routes de l’Espagne.

Quoi qu’il en soit, notre petit polisson arriva sans trop de peine, « peu à peu, avec l’aide des bonnes gens, » à la ville de Tolède. Quel est le picaro qui ne passait point par Tolède, « la couronne de l’Espagne, la lumière du monde[1] ? » Qui d’entre eux ne connaissait le Zocodover, cette place dont le triangle biscornu, aux arcades noires et sales, nous paraît aujourd’hui si étroit et si misérable, et qui était alors le cœur de la ville, un cœur tumultueux où le sang afflue avec trop de violence ? Lorsqu’ils apercevaient de loin l’orgueilleuse cité, dressant au sommet d’une roche colossale les tours et clochers de ses cent églises ; lorsque leurs

  1. Vers de Padilla.