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regards découvraient la courbe superbe du précipice qui enserre ce gigantesque piédestal et au fond duquel court le Tage : ils recevaient une impression de puissance et de richesse qui ravivait l’espoir dans le cœur le plus abattu. Il ne semblait pas possible de mourir de faim à Tolède. L’un d’eux, Pindaro le soldat, — encore un fils de famille, qui s’enfuit du collège en emportant son Cicéron son Virgile et deux réaux, — Pindaro raconte son éblouissement en approchant de la porte de Visagra. Il dépeint Tolède telle qu’elle était alors, ceinte de fortes murailles, hérissée de palais et d’églises entourée d’une campagne fertile semée « de riches sanctuaires de couvens, d’ermitages et d’hôpitaux, » si populeuse que, lorsqu’il y avait quelque chose à Voir au Zocodover, on était porté par la foule dans les rues. Hélas ! Tolède n’est plus aujourd’hui qu’un cadavre. Ses rues étroites et tortueuses sont vides. Une sorte de lèpre grimpe sur les hautes maisons inhabitées et closes. L’œil plonge, de l’autre côté du Tage, sur des collines stériles, couronnées par les ruines de l’ancien castillo. Ces collines rachètent leur nudité par la splendeur de leurs tons roses, or et bleuâtres. Elles forment sous le soleil une ceinture éblouissante à la grise Tolède, endormie tout là-haut sur son oreiller de granit.

Lazarillo avait ouï-dire à son aveugle que les Tolédains étaient gens durs et peu charitables. Il en fit promptement l’expérience. Tant qu’il fut malade, on lui donna. Dès qu’il fut guéri de sa blessure, tous lui répondaient : « Propre à rien, petit drôle, cherche un maître à servir. » — « Et où le trouver, ce maître ? disais-je en moi-même, à moins que Dieu ne m’en crée un tout exprès, comme il a créé le monde ? » Dieu entendit Lazarillo. Il lui fit rencontrer un écuyer de belle tournure, bien vêtu, bien peigné, une bonne épée au côté et marchant de ce pas cadencé qui donnait à l’homme de guerre d’alors une prestance incomparable. Personne n’a jamais su marcher comme ces gens-là. C’était le moment où le chevalier venait de se transformer en cavalier. Le lourd glaive était remplacé par l’épée. On allait à la guerre avec des nœuds de ruban à la jarretière et des chapeaux à plumes. On avait dix manières de draper le manteau : sur le nez et cachant le bas du visage ; sur le bras et la main sur l’épée ; sur l’épaule et le poing sur la hanche ; autour de la poitrine et retenu sur le cœur par la main gauche. Il faut les voir dans Callot, se balançant sur les hanches avec une élégance exquise, le feutre à plumes rabattu sur les yeux, le nez au vent, les épaules effacées, le jarret tendu, les pieds en dehors, la pointe du soulier en bas. Ils sont insolens et charmans. Ils sont le type idéal, tout frais et tout pimpant, du cavalier.

On comprend, en les regardant, où les gueux de Callot ont