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Esther que toutes les autres femmes, et elle gagna ses bonnes grâces et sa bienveillance plus que toutes les autres vierges, » on ne dit pas comment : peut-être elle ne sentait rien ! « Et il mit la couronne du royaume sur sa tête, et il l’établit reine. »

Le Livre d’Esther, depuis longtemps, est une matière de controverse, à qui l’attribuer ? A Mardochée, oncle ou cousin de l’héroïne ? Aux docteurs de la loi ? Ou bien encore à un romancier juif du IIIe siècle avant notre ère, venu de Perse en Palestine ? Et quelle en est la valeur, quel en est le sens ? Y faut-il voir un morceau d’histoire ? ou bien un conte des Mille et une Nuits ? (Esther elle-même, qui réussit enfin, après tant d’autres moins heureuses, à charmer la fantaisie du roi, Esther est une Shéhérazade.) Pour ma part, je laisse à M. Renan le plaisir de rêver sur la Bible, à M. Jules Oppert la peine de scruter les inscriptions perses : que ce récit avantageux aux Juives soit un extrait des mémoires véridiques de Mardochée, un fragment des annales de la Grande Synagogue, ou simplement une nouvelle, j’aperçois clairement que c’est une parabole ou plutôt « une figure. » J’admets que cela soit arrivé : en ce temps-là, comme dit Pascal, « tout arrivait en figures. » Esther a existé, Assuérus a existé, mais ils n’ont paru que pour annoncer au monde cet événement : l’heureuse reprise, devant le public parisien, d’une pièce de M. Sardou.

« Dès qu’une fois on a ouvert ce secret, dit encore Pascal, il est impossible de ne pas le voir… » Voyez donc ! Sa Majesté le public, au premier rang des pourvoyeurs de ses plaisirs, a placé M. Sardou. Chacune de ses œuvres nouvelles, ou peu s’en faut, est accueillie galamment ; on reconnaît, par une faveur rapide, les soins qu’elle a coûtés à l’auteur : n’est-elle pas préparée, en effet, avec une habileté consciencieuse ? Elle émoustille le flair par un parfum tout vif et tout frais, dont l’analyse reconnaîtra peut-être quelques ingrédiens, mais dont ce droguiste de génie a seul inventé la formule. Amusante ou bien émouvante (et, le plus souvent, elle chatouille d’abord pour mieux étreindre ensuite), l’œuvre plaît d’emblée au souverain, il en fait ses délices. Et puis, elle disparaît ! Du moins, une légende l’assure ; et cette légende, c’est le souverain lui-même qui l’imagine, il se la raconte, il y croit. Dumas, Augier, Sardou, ces trois noms résonnent avec le plus d’éclat dans la déclaration que fait le public de ses amours ordinaires ; mais les pièces de M. Dumas, s’il faut en croire ce témoignage, on les aime et on les subit comme des maîtresses ; celles de M. Augier, on les épouse ; avec celles de M. Sardou, on n’a que des « passades. » — Adieu ! adieu ! .. Une à une, elles ont embaumé ; leur parfum, à présent, serait éventé, aigri… Au fait, croyez-vous qu’il fût vraiment fin ? Comment se peut-il que le vétiver ait jamais été à la mode ? — Ainsi bourdonne le public, notre maître à tous, dont il est difficile de dire s’il est plus ingrat ou plus léger.