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C’est le plus savant des carambolages, et aussi le plus net, le plus rapide : il émeut par sa beauté propre, autant que par l’intérêt attaché aux personnes qui le figurent. Supposez que vous assistez à un assaut, ou même à un duel. Les deux partenaires, les deux adversaires vous inspirent de la sympathie, soit ! Mais une suite d’attaques, de parades, de ripostes, forme une phrase d’armes si bien liée, si lisible en ses détails, et, pour les grands traits, d’une décision si éblouissante, que, sans regarder même si l’un ou l’autre escrimeur triomphe ou s’il est en péril, par amour de l’art, tout simplement, vous ne pouvez vous empêcher de crier bravo. C’est un enthousiasme pareil qu’inspire la fameuse scène. André de Maurillac, l’honnête garçon, a pris pour femme, ce matin même, Dora de Rio-Zarès. Il attend avec son ami Faverolles, homme d’esprit, qu’elle soit prête à partir pour le voyage de noces. Un camarade survient, qu’on n’a pas vu depuis longtemps, Tékly, patriote hongrois. D’où sort-il ? Des prisons de S. M. l’empereur d’Autriche. « Ah çà ! dit-il à peu près, j’espère que vous ne voyez plus ces intrigantes, chez qui je vous rencontrais à Nice, la marquise de Rio-Zarès et sa fille ? — Des intrigantes ? .. fait Maurillac, en douceur. — Hé oui ! des espionnes ! .. » Faverolles interrompt, un peu tard : « Monsieur vient d’épouser Mlle de Rio-Zarès. » Ah ! ah ! .. Tékly bat en retraite : « Désolé ! J’ai parlé à la légère… Mettons que je n’ai rien dit. « Maurillac le suit, le presse : « Mais encore… — Non, non, faites-moi la grâce de ne pas m’interroger davantage. Sur l’honneur, je ne sais rien… Des propos en l’air, que j’ai eu le tort de saisir au vol… » Ainsi, en galant homme, Tékly se dérobe et supplie qu’on le tienne quitte. Maurillac va toujours ; insinuant d’abord et faisant effort pour rester souple, tant qu’il espère obtenir des révélations par des questions amicales, il perd tout à coup patience, il se redresse avec raideur : « Sans preuves, sans présomptions même, vous avez accusé deux femmes. C’est une infamie et une lâcheté… — A la bonne heure ! s’écrie l’autre. Battons-nous, j’aime mieux cela ! » Et les deux adversaires, s’étant affrontés, s’éloignent l’un de l’autre, comme si déjà ils prenaient du champ. Mais entre les deux passe le troisième personnage ; bras croisés, il se campe au milieu de la scène : « Et après ? » dit-il. À ce petit mot tout simple, Tékly et Maurillac se retournent ; et les voilà tous les trois en arrêt, plantés. « Après ? .. » Il est évident que même la mort de Tékly ne prouverait pas l’innocence de Dora : le soupçon qu’il a semé lui survivrait toujours. Le seul moyen de justifier la jeune femme, c’est une enquête sur les événemens auxquels il a fait allusion. Qu’il dise donc tout ce qu’il sait : avec ces indices, on pourra découvrir le reste. Et les trois hommes se rapprochent ; et pour le salut de l’honneur, du bonheur de l’un d’eux, ils se concertent. L’accusateur, autant que le défenseur,