Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 86.djvu/96

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui ont paru, depuis quinze ans, sur l’histoire de la révolution française (je ne nomme personne, parce qu’il y aurait trop de noms à citer), et il rend justice tout haut à ce labeur extraordinaire de toute une génération d’historiens. La révolution, telle que Carlyle l’a peinte, est une sarabande monstrueuse, où les passions et les appétits se déchaînent comme les démons de Callot; c’est le chaudron des sorcières de Macbeth, où bouillonnent des ingrédiens terribles et ridicules : on y voit surnager, dans une vapeur de soufre, des têtes coupées et des trônes brisés, pêle-mêle avec des assignats déchirés et des perruques de conseillers au parlement. M. Lecky, estimant que les éruptions volcaniques ont elles-mêmes leurs lois, a étudié la révolution dans ses causes lointaines et dans ses causes immédiates, non comme un mauvais rêve, mais comme une des grandes crises logiques de l’histoire; ceux qui liront Lecky, après Carlyle, auront successivement le drame et la philosophie de la révolution.

M. Lecky mérite donc le respect et la sympathie des lecteurs français. Bien que je l’aie librement critiqué et que je diffère d’avis avec lui sur bien des points, j’engage les étudians à méditer ses beaux travaux historiques. Sera-t-il une des lumières de l’avenir? En vérité, je ne le crois pas. Chaque penseur a son heure, et la sienne est passée. Quelques rares esprits, qui touchent déjà au déclin, rejoignent et dépassent d’un bond la génération qui les a laissés en arrière. Je doute que M. Lecky ménage à ses admirateurs et à ses adversaires le spectacle d’une semblable transformation. Il date d’un temps déjà éloigné de nous : temps d’illusions bienveillantes et de tiédeur générale, où, dans le monde philosophique et religieux, la somnolence parut de l’apaisement. Dieu merci, cette trêve malsaine n’existe plus. De nouveau, c’est la guerre entre les deux élémens irréconciliables, entre la raison divine et ses ennemis. Malheur aux porteurs de messages concilians qui s’aventureront entre les camps opposés! Ils seront fusillés à la fois par les deux armées. Si je ne me trompe, après avoir eu soif de liberté, ce monde commence à avoir soif d’obéissance ; il cherche son maître, et son maître le cherche. Le jour va poindre, et avec cette aube rafraîchissante et délicieuse finiront nos longues courses errantes dans l’aridité, la solitude et la nuit. En attendant, il ne faut pas maudire les hommes de bonne volonté qui ont fécondé cette aridité, peuplé cette solitude, éclairé cette nuit de quelques rayons d’en haut. Ils ont fait plus qu’on ne croit, plus qu’ils ne pensent eux-mêmes, pour ramener l’humanité aux croyances où elle trouvera le repos. Telle doctrine qui a été, pour beaucoup, la dernière station avant le néant, peut-être, pour quelques-uns, la première station de retour vers la vérité.


AUGUSTIN FILON.