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houille et le pétrole de la Pensylvanie, le coton de la Géorgie et de la Louisiane, tirant sa subsistance des grandes fermes de l’Ouest, des troupeaux de l’Ohio, du Texas et de l’Iowa, s’affranchissant du tribut qu’elle payait à l’Europe. Jusqu’ici agricole, elle devenait manufacturière, doublait sa population, payait sa dette, s’enrichissait.

On vit alors se produire une conséquence qui, pour être nouvelle aux États-Unis, n’en était pas moins rationnelle et logique : les capitaux se déplaçant lentement, entraînés par un irrésistible courant, affluant sur certains points, se concentrant en quelques mains, l’or attirant l’or. Il en fallait pour édifier et alimenter ces usines nouvelles, pour payer la matière première et l’ouvrier qui la mettait en œuvre ; il en fallait pour construire et multiplier ces voies ferrées dues à l’initiative privée, ces lignes de bateaux à vapeur qui sillonnaient les grands fleuves et l’Océan. En possession indiscutée du marché national, ces usines prospérèrent, et, avec elles, les lignes de chemins de fer qui transportaient leurs produits ; de grandes agglomérations ouvrières se formaient, attirant à elles la population des campagnes. De 900,000 habitans, New-York passait à 1,800,000. Philadelphie et Boston, Cincinnati et Chicago, Saint-Louis et la Nouvelle-Orléans, Baltimore et San-Francisco voyaient croître chaque année le chiffre de leur population, grandir leur mouvement commercial. Chicago doublait en dix ans ; Cincinnati, qui comptait 40, 000 habitans en 1840, en a 260,000 aujourd’hui ; et, dans le même laps de temps, Pittsburg s’est élevé de 21,000 à 156,000 ; Saint-Louis, de 16,000 à.350,000. En dix-huit années, de 1870 à 1888, la population ouvrière augmentait de 2 millions.

Brusquement, un problème nouveau se posait. À l’aisance générale d’une population essentiellement agricole, disséminée sur un territoire illimité, riche et fertile, produisant au-delà de sa consommation et tirant de l’Europe les articles fabriqués dont elle lui fournissait la matière première, succédaient de grandes agglomérations citadines. Puis, des capitaux énormes alimentant des industries prospères, des fortunes soudaines contrastant avec l’appauvrissement de masses non plus fractionnées, réparties dans les fermes, cultivant leurs champs, mais embrigadées et disciplinées, vivant au jour le jour d’un salaire élevé, mais précaire, accessibles désormais à toutes les sollicitations de la misère, de la haine et de l’envie, à toutes les revendications bruyantes des adeptes du socialisme allemand.

La grande armée ouvrière se recrutait rapidement, édifiant de ses mains et menaçant de ses haines ces grandes fortunes américaines qui étonnent le monde, et dont nous allons essayer, à l’aide