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de cours d’assises, elle remet en question la certitude et l’évidence mêmes; au lieu de les appuyer ou de les éclaircir, elle s’efforce au contraire d’embrouiller l’une et d’affaiblir l’autre; et, de quelque manière ou par quelque artifice qu’elle ait pu me surprendre, sa gloire est de m’avoir surpris. Aussi, tous les moyens y deviennent-ils bons, comme étant justifiés, ou excusés, par l’importance de la fin. Si l’on n’essaie pas d’obtenir la condamnation d’un faussaire en l’accusant d’avoir la physionomie de son crime, ou de sauver la vie d’un parricide en alléguant que le sien l’a rendu orphelin, il ne s’en faut de guère. Un magistrat compte ses services par le nombre des condamnations qu’il a arrachées au jury; la réputation d’un avocat dépend du nombre de grands ou de petits coupables qu’il a ôtés des prisons pour les restituer à la circulation sociale; et nous, ne sachant plus où est la vérité, la justice et le droit, nous ne savons plus où est l’éloquence.

Dira-t-on qu’il n’en est ainsi qu’au criminel? dans les procès de cours d’assises? Et, en effet, au civil, dans les contestations qui s’élèvent entre particuliers, c’est autre chose; mais, pour d’autres raisons, c’est bien pis ! On s’étonne parfois des subtilités bizarres que nos jeunes avocats débattent dans leurs conférences, et leurs anciens répondent pour eux que, fussent-elles plus bizarres encore, les subtilités qu’ils agitent ne le seront jamais tant, que la réalité ne les surpasse encore. Ils ont raison. La réalité se joue de nos efforts pour définir dans nos formules et pour borner en quelque sorte la fécondité de ses combinaisons. Plus riche, plus complexe, plus inventive que l’imagination du dramaturge et du romancier, à plus forte raison la vie ne se laisse-t-elle pas emprisonner dans les textes du législateur. C’est pourquoi jurisprudence et casuistique sont sœurs; toutes les deux, dans leur principe et à leur origine, également légitimes, puisqu’elles sont également indispensables, mais toutes les deux également subtiles, et pleines de pièges, si l’on peut ainsi dire, qu’elles n’ont point tendus. Il faut donc que l’avocat apprenne à voir les questions sous toutes leurs faces, et combien un seul genre légal est capable d’engendrer d’espèces. C’est autant de principes ou de motifs de décision dont ils se précautionnent pour les cas à venir. Et on remarquera que s’ils ne le faisaient point, c’est la matière même ou l’étoffe qui manquerait à leur éloquence, puisque c’est de là que dépend pour eux l’invention oratoire.

Mais on conviendra que, pour ces raisons mêmes, embarrassée de tant d’entraves, cette éloquence, rappelée perpétuellement à terre, ne saurait s’élever jamais bien haut, ni s’y déployer bien librement, ni planer bien longtemps. Autre, et nouvelle, et manifeste infériorité de l’éloquence judiciaire par rapport à l’éloquence de la chaire ou à l’éloquence politique. L’éloquence politique n’est point gênée par l’autorité positive des textes, ni par la difficulté de les interpréter, ou la nécessité