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intéressés ou employés aux perceptions financières ; ajoutez à ce chiffre celui des bourgeois de Rome qui avaient des actions dans ces puissantes compagnies !

Bien des fois Cicéron a signalé cette diffusion et cette puissance du crédit. Il le fait toujours avec une franchise, avec une verdeur d’expression qui rapproche les temps et prête à son langage un accent tout moderne, comme, par exemple, quand il pose en axiome, dans son traité Des devoirs (II, 24), que la société n’a pas de lien plus énergique que le crédit, et qu’il ne saurait y en avoir un solide sans la sécurité des créances. Les termes qu’il emploie sont absolument les nôtres : il dit fides publica, et les assignats de la république romaine, en 1798, portaient de même ces mots : fede pubblica, pour signifier le crédit public. Ses plaidoyers et ses lettres nous montrent à la fois les liens innombrables créés par une vaste administration financière et le détail des procédés d’exactitude qu’imposent à la banque et au commerce les garanties réclamées par l’intérêt public ou privé, celles que la loi même ordonne. Il emprunte le langage précis du négociant lorsque, dans son discours pour le comédien Roscius, il réclame une scrupuleuse tenue des livres. Je ne sais pas si les anciens Romains ont fait cet effort d’imagination représentative qu’un spirituel économiste a récemment si bien décrit[1], et qui a conduit les Italiens du moyen âge à inventer, peut-être les premiers, la tenue en partie double : « Caisse doit à Magasin ; Soie de Chine doit à Tabarca ; Famagouste doit à Canelle de Malabar ; » mais Cicéron connaît et veut du moins une comptabilité sérieuse. Il récuse en justice des brouillons chargés de ratures, liturarum adversaria ; il exige de vrais registres, et le premier de tous, celui des recettes et dépenses, codex accepti et expensi. On reconnaît l’homme de son temps, mêlé aux grandes affaires de finance, fort occupé de faire valoir et d’augmenter sa propre fortune, dans l’auteur des Lettres familières, dont le treizième livre, en particulier, montre les liens étroits de Cicéron avec les manieurs d’argent en Asie, en Cilicie, en Bithynie. Plusieurs des plus habiles combinaisons de la science financière, banques de change, de circulation, de prêt à intérêt, de dépôt, crédit foncier, placemens hypothécaires, se retrouveraient aisément dans les récits du grand orateur ou dans Tite-Live. L’épanouissement général du crédit avait créé sans aucun doute, Cicéron vient de nous le dire, un nombre énorme de petits patrimoines, et les exemples abondent de fortunes énormes, soit en

  1. Considérations sur la comptabilité en partie double, par M. Léon Say, t. XVIe des Mémoires de l’Académie des Sciences morales. Journal des Débats du 7 janvier 1886.